Certains jours les yeux s’ouvrent. Les choses nous appellent. Tout. Nous voyons tout. Plus rien n’échappe. Nous sommes hauts. Vibrants et hauts. Nous sommes vivants. Tissés de monde. Habité pleinement de nous. Tout nous touche. Tout fait mouche. On dirait qu’elles n’attendent plus qu’une parole, les choses. Une parole de nous. La parole de la conscience, la vieille parole perdue ; c’est comme si tout ce temps nous n’avions fait que rêver, rêve étroit de notre vie ralentie. L’amnésie peut durer une heure, un jour, vingt ans – mais voilà que s’ouvre un passage, que la chance est redonnée.
Ce devait être dans les années 80, au début. George et moi on regardait vers Notre-Dame, Kilomètre Zéro, depuis le troisième étage, au-dessus de sa librairie Shakespeare & Co. Repère de la « lost generation », puis de la « beat generation », la librairie fut fondée en 1924 (elle était alors rue de l’Odéon) par Sylvia Beach. L’esprit de James Joyce, Gertrude Stein, Ezra Pound, Hemingway, Fitzgerald, Gide, Valery, Breton hante encore ces lieux. Des livres en avalanche. Mais plus encore qu’une librairie : une utopie littéraire, avec lectures publiques, guitares sur le trottoir et Ginsberg assez souvent.
Je l’avais bien un peu tiré de sa sieste, le George, mais j’étais pote avec un poète anglo-saxon qu’il aimait bien ; aussi fus-je autorisé à monter. Grommelant dans sa petite barbiche filasse, entre ses joues maigres, il me fait : « Ici tout ce que je demande aux écrivains de passage c’est qu’ils fassent leur lit et qu’ils écrivent un texte de temps en temps». Faudra qu’un éditeur un jour s’occupe sérieusement d’éditer de telles archives.
On a pris le thé, ou du whisky je ne me souviens plus très bien (c’était l’époque où je descendais du whisky comme du thé). Il a pris mes
coordonnées dans un calepin avec des morceaux de biscuits écrasés à peu près entre chaque page. C’est après qu’on s’est dirigé vers la fenêtre qui donnait sur les quais de Seine. On a regardé.
«Ici c’est le Kilomètre zéro, il a fait, George. Tu vois, lorsque j’étais plus jeune j’ai parcouru le monde entier. Aujourd’hui je regarde et je vois le monde entier passer sous mes
fenêtres ».
Des mois avec cette seule phrase sur fond blanc sur tous les murs de Paris, « N’ayez pas peur ! ». De quoi salement flipper…Puis
encore des mois avec l’affiche, dessins sur fond rouge : « N’ayez pas peur ! », spectacle de M. Robert Hossein autour de la phrase du pape Jean-Paul II. Le XXIe siècle, à
défaut d’être spirituel, est sacrément religieux. Derniers soubresauts d’une fin de partie ? Sans doute ; mais c’est lourd.
Moïse, Jésus, Mahomet : les trois salopards fondamentaux. Les trois tâches cosmiques. Quand le Livre se fait Loi, la parole devient violence. Quand on se croit l’élu
et qu’un homme vaut moins qu’un autre homme. Election, piège à cons.
Bref. Revenons à Jean-Paul II. A cette exhortation, lâchée à la toute fin de son mandat terrestre. « N’ayez pas peur ! ». Chaque jour dans le métro je passe
devant l’affiche ; alors forcément, j’ai fini par m’inquiéter, moi aussi. A m’interroger.
Pourquoi diable voudrions-nous échapper à la peur ? Ce n’est pas d’un homme. Un homme connaît la peur. Parfois il la maîtrise ; on appelle cela le courage. Mais
il faut éprouver la peur pour connaître le courage.
Voilà bien le religieux : défaire l’homme, l’ôter de sa propre nature, le soustraire à sa propre naissance, à sa propre grandeur - celle qu'il doit à sa petitesse.
Pape, nous voulons notre peur ! Nous voulons nos désirs ! Nos fragiles libertés ! Nos hésitations ! Nos éructations ! Nos balbutiements ! Qui êtes-vous, pape, pour
vouloir ainsi nous priver de la peur ? C’est au bout de la peur que cesse la peur. Et c’est en homme qu’il convient de l’affronter.
Ayez peur. Tremblez. Mais reprenez pied dans votre propre existence. Tremblez, mais la tête haute. Jusqu’à ce que mort s’en suive.
Devant l'inflation de titres, les Libraires ne sont plus aujourd'hui en mesure de présenter l'intégralité de la production qui leur est proposée. Seuls 25% des livres publiés en France passent par le circuit de la librairie.
Dans le même temps, aux Etats-Unis, la masse de documents top secrets a dépassé la masse des livres destinés au public.
"Où va-t-on quand on ne va nulle part ?"
- Yannick Haenel -
(Cercle, Gallimard)