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31 mai 2016 2 31 /05 /mai /2016 13:22

Passion récente pour ce petit passage, non loin de Beaubourg, où se situe la nouvelle petite Maison de la Poésie. Discrète. Fragile. Comme éphémère. J'aime en attendre les séances au café Le Cavalier Bleu, devant un Chardonnay, avant que me rejoigne la femme que j'aime, ou des amis. La maison de la poésie, donc.

Pluie hier. Glissé un oeil sur l'exposition Paul Delvaux au Centre Wallonie-Bruxelles. Puis refuge en ce lieu plein de charme : maison/poésie. Au programme Kenneth White, Edgar Morin, Hubert Reeves. Thème de la soirée : "Habiter le monde", l'expression est de Hölderlin.

Trois maîtres, au sens Chinois. Le premier, avec son air d'avoir toujours quelque chose à vous vendre. A peine changé, à peine plus tassé qu'hier. La voix moins claire, peut-être. L'ami d'autrefois, il y a 33 ans, que je rejoignais en stop sur son rivage de granit rose, dans ce qui s'appelait encore de ce nom merveilleux : Les Côtes du Nord. Mes premiers articles culturels. La fondation de l'Institut de Géopoétique, Les Cahiers (j'avais mon nom au Comité de rédaction mais je n'étais douloureusement d'aucun usage)... "Pas de dedans, pas de dehors - seulement des énergies qui circulent", prétend le poète, comme si l'esprit, cédant à l'injonction d'intensité devenue la norme de la vie moderne, n'était plus qu'une dynamo ! Chez Ken aussi cette prétention des solitaires à vouloir à tout prix sortir de chez eux, enchaîner les lectures publiques et les conférences, être reconnu, dénoncer la comédie du "moi-je" tout en disant "moi-je". Jamais un livre de Ken ne sort sans que je ne me le procure; par loyauté envers cette ferveur des années 83 et suivantes, mes années diffractives. Mais "géopoétique" - dont le surréalisme a été l'annonce, a-t-il dit hier, sans rire - je ne sais toujours pas ce que c'est et franchement je m'en fous. Mauvais disciple sans doute.

Edgar Morin aux yeux chinois, au sourire de bienveillance, extraordinairement attentif. Quand les autres parlent Kenneth griffonne sur un bloc-note, ce type n'écoute rien. Edgar, lui, savoure. Tout. La moindre phrase. Tout lui est miel. Tout lui est vie. Sens, profondeur. Mon maître en philosophie, depuis 1977. Il m'avait invité à venir le voir, après mon retour d'Inde; je n'avais pas osé. Sa présence ce soir : quel bonheur.

Hubert Reeves, l'astrophysicien, et sa "patience dans l'azur". Nos longues conversations au salon du Livre de Paris, du temps où je me croyais encore de la cohorte des poétaillons. Ma rencontre avec sa première femme, chanteuse de folk, chez son fils, du côté de Pantin.

Ce sont de clairs sourires que ceux de nos vieux Maîtres. Nulle vénération. Mais toutes lampes allumées. Tout trois m'ont appris mon chemin d'écart. Et sur ce chemin je les salue, ivre, reconnaissant.

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28 janvier 2016 4 28 /01 /janvier /2016 17:30

Didier Fassin, anthropologue, sociologue et médecin, professeur de sciences sociales, a mené une enquête de terrain de15 mois auprès des patrouilles de la BAC, portant sur les rapports police/public, entre 2005 et 2007. Il s’est agi de s’intéresser au quotidien de la police. « Le débat public suppose de l’information : or les informations du ministère public sont reprises telles quelles par les média ». Il fallait donc aller au-delà de la vision officielle, par une présence prolongée sur le terrain en « se fondant dans le paysage » afin d’instaurer une relation de confiance. En cela l’étude de Didier Fassin est une première : il n’existait pas d’étude ethnographique sur le sujet (seulement des enquêtes à base de questionnaires). Sa seconde demande d’étude a d’ailleurs été rejetée par le Ministère de l’Intérieur (quinquennat Sarkozy).

L’Etat d’urgence comme division de la population

« L’Etat d’urgence bénéficie dans l’opinion publique d’un soutien qui ne tient pas seulement à l’émotion suscitée par les attentats ; mais bien parce qu’il ne s’applique qu’à une partie de la population et du territoire. S’il devait peser sur tous, ce soutien ne tiendrait pas dans la durée. Cet Etat d’urgence est donc sélectif. Déjà des lieux de cultes (mosquées) ont été vandalisés par la police ».

Une situation prétexte

« Mais cette situation est antérieure aux attentats. L’expérience de certaines populations était déjà celle-là au quotidien. Ce n’est qu’une aggravation d’une situation existante. L’état de droit n’est pas respecté partout de la même façon. Les contrôles d’identité effectués habituellement ne respectent pas le code de procédure pénale. La fouille des véhicules n’est pas légale. Il faut donc entendre « zone de non droit » dans un sens différent que celui que colportent les média. L’Etat d’urgence légitime ces processus et va permettre leur pérennisation.

L’idée est donc de profiter de l’état d’urgence pour faire passer des mesures qui sinon ne passeraient pas. La quasi totalité des perquisitions ne concernent pas le terrorisme. Les attentats ont été le prétexte pour élaborer une législation qui élargit les pouvoirs de la police ».

Inefficacité, politique du chiffre et intéressement : l’organisation des dérives (pénalisation excessive des consommateurs de cannabis et des étrangers sans papier)

« Il faut distinguer ce qui relève de la sécurité publique (lutte contre la criminalité et la délinquance) de ce qui relève de l’ordre public (manifestions, rassemblements…). Si les modes d’interventions sont différents le quotidien est assez proche.

L’ennui est un élément important dans la vie quotidienne de la brigade, très loin de l’image héroïque que les policiers ont d’eux-mêmes. Les criminologues insistent peu sur cet élément important. On entre dans la police pour « arrêter les voleurs et les voyous », mais on le fait pratiquement jamais. Ce qui constitue un élément d’explication quant aux sur-réactions observées. Le policier peut être réactif, dans l’attente d’intervention (mais il faut occuper le temps entre deux missions) ou proactif (contrôle d’identité). Mais c’est l’absence d’action qui domine. En réalité il y a peu d’actes efficaces. On se rabat alors sur la lutte contre les usagers des drogues (pour les trafiquants c’est la brigade des stup) et sur le contrôle des étrangers en situation irrégulière.

Or depuis 2000 la politique du chiffre a imposé sa culture de la performance. Les objectifs sont fixés en nombre d’interpellations. Un fait nié par la hiérarchie, mais confirmé sur le terrain. Pour compenser l’impossibilité d’atteindre ces chiffres, il existe des « variables d’ajustement » : l’usager de drogue et le sans papier. On n’arrête pas le trafiquant mais le simple usager de cannabis. 9% des 18-25 ans consomment régulièrement, avec très peu de différenciation sociale ou ethno-raciale. Il n’y a donc aucune raison pour un ciblage particulier de population. Or les opérations visent les cités, jamais la sortie des facs ».

Des populations systématiquement maltraitées par la police : un racisme institutionnel

« Les policiers malmènent les populations. Les missions dans les cités sont vues par les policiers comme des raids punitifs visant à « mater les populations rebelles », comme ils disent. Les habitants sont demandeurs d’une police républicaine, mais il y a un décalage entre leurs attentes et l’intervention. Les modes d’interventions visent à endosser le rôle de justiciers dans la rue. Le policier est convaincu que les populations leur sont à la fois hostiles et complices des délinquants, avec une vision indiscriminée (« La Cité »). Il y a aussi l’idée que la justice est laxiste, que c’est donc à eux d’infliger la punition sur le terrain. Cela légitime la non proportionnalité de l’action policière. Les punitions ainsi infligées sont soit collectives, soit individuelles pour l’exemple ; on s’en prend à celui qui court le moins vite, pas nécessairement au coupable. Jusqu’en 2007 la police s’est présentée comme invincible. Mais depuis les émeutes de Villiers-le-Bel une logique de victimisation est apparue (toujours le registre de l’héroïsation). On parle de violence faite à la police quand un policier se fait malencontreusement une entorse. La manière nouvelle de communiquer est de présenter la police comme victime de « ces » populations. La notion fallacieuse de Guet-apens s’est répandue ».

Pour Didier Fassin le problème est l’instauration d’un racisme institutionnel. C’est le problème de l’institution, non de cas de dérapages isolés.

Du maintien de l’ordre à l’organisation du désordre

80% des policiers sont originaires de zones rurales ou de petites villes de province. Ils n’ont aucune familiarité avec les cités. 50% des policiers ont voté FN aux dernières élections. Dans la brigade qu’a suivie D.Fassin, un grand nombre porte des t-shirt « 732 » (Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers en 732) et arborent la francisque (environ la moitié des effectifs).

Le constat partagé autant avec des syndicalistes policiers que des hauts fonctionnaires de l’intérieur, c’est que « la BAC apporte plus de désordre que d’ordre ». Valls lui-même confiait à Didier Fassin qu’il était conscient de cette réalité. L’éducation civique que les parents sont obligés de donner à leurs jeunes en cité consiste à leur apprendre à ne pas répondre aux provocations de la police. Les injures et humiliations sont leur lot quotidien.

Depuis dix ans il y a deux fois plus de comparutions immédiates, avec des peines beaucoup plus lourdes (Sarkozy).

- Condamnations pour consommation de cannabis : + 255%

- Condamnations pour conduite sans point sur le permis : + 400%

- Condamnations pour délits économiques et financiers : - 39%

Violences policières et impunité

Les comparutions immédiates valent des primes et indemnités pouvant aller jusqu’à 1000 euros : d’où la provocation policière. Cela est devenu un mode de rémunération, et est vécu comme tel. D’où la réécriture à charge des faits pour avoir davantage de comparution immédiate. La justice sait, elle se tait. Connivence.

Lorsque l’institution récompense un policier qui a mis en comparution immédiate un individu pour « outrage et rébellion », elle sait que cette appellation n’est là que pour masquer des provocations et des violences policières. Si elle les récompense c’est qu’elle y trouve son compte…

Les insultes et humiliations permanentes dont font l’objet les jeunes des cités montrent une impossibilité, en certains lieux de la république, d’occuper librement l’espace public.

Au-delà de violences physiques il faut parler de cette humiliation, et de cette violence psychologique. D’autant que la culture de l’impunité est considérable : 1200 innocents tués par les policiers américains tous les ans. Aux Etats-Unis dans 99% des cas d’homicide l’auteur des faits est poursuivi ; sauf dans le cas de la police, où 98% des cas d’homicide ne donnent pas lieu à poursuite. Ainsi va-t-on vers la normalisation des pratiques violentes.

Les policiers français sont peu confrontés à la peur véritable. En 15 mois Didier Fassin a vécu des situations d’excitation (héroïsation surjouée face à la mission), mais pas de peur. Il y a peu de policiers tués dans l’exercice de leur fonction : 6 par an. Les 2/3 sont causés par les accidents de la route. Les 2 tués/an le sont par des braqueurs ou des forcenés : jamais par des jeunes.

Il existe bien une instrumentalisation du sécuritaire par l’Etat comme réponse au désengagement social

« Il y a bien une instrumentalisation du sécuritaire par les plus hautes autorités de l’Etat. Cette lame de fond sécuritaire déborde les clivages politiques. Le virage a été pris par les lois Peyrefitte à la fin des années 80, mais à gauche Jospin y souscrira pleinement.

Le virage sécuritaire apparaît toujours dans un contexte d’accroissement des inégalités (Piketty). Les inégalités augmentent, l’Etat social se retire, l’Etat pénal se renforce.

La justice de la démocratie est en jeu quand on a une police qui assure le maintien de l’ordre social. Chacun doit être à sa place sans se rebeller. Au nom de l’ordre public c’est en fait l’ordre social que l’on défend, un ordre social fait d’insécurité sociale et de dégradations constantes des droits sociaux, qu’on masque par autre chose.

L’état d’esprit des citoyens est davantage à l’accoutumance qu’à la révolte, avec des effets de cliquet qui empêche tout retour en arrière. Foucault parle ainsi de « guerre civile larvée » lorsque l’on monte ainsi les catégories les unes contre les autres. Il faut considérer la situation présente, et ce vers quoi nous allons avec la réforme de la constitution, comme étant d’une extrême gravité ».



Propos recueillis le 16 janvier 2016. LDH Comité Régional Ile-de-France (Paris).


Eléments bibliographiques :


Bonelli Laurent :

L’Etat démentelé. Enquête sur une révolution silencieuse (La Découverte, 2010).

Au nom du 11 septembre : les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (La Découverte, 2008).

La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité (La Découverte, réédition Poche 2010).

La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires (L’Esprit frappeur, 2001).

Fassin Didier :

La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Seuil, 2012).

Juger, réprimer, accompagner : essai sur la morale de l’Etat (Seuil, 2013).

L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2015).

Mouhanna Christian :

La police contre les citoyens ? (Champs social, 2011).

Muchielli Laurent :

Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français (La Découverte, 2001).

La frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social (La Découverte, 2008).

L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits (Fayard, 2011).

Portelli Serge :

Juger (Ed.de l’Atelier, 2011).

Thorel Jérôme :

Attentifs ensemble. L’injonction au bonheur sécuritaire (La Découverte, 2013).

Wacquant Loïc :

Les Prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999).

Parias urbains, Ghetto, banlieues (La Découverte, 2007).

Articles disponibles sur le Net :

Bonelli Laurent :

De l’usage de la violence en politique : www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2011-1-page7.htm

Mouhanna Christian :

Le miracle de la sécurité vu de l’Intérieur : www.cairn.info/revue-mouements-2007-4-page-35.htm

LDH :

Le Rapport Sivens : www.ldh-France.org/rapport-commission-denquete-ldh-les-conditions-conduit-mort-remi-fraisse-sivens-octobre-2014

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5 novembre 2014 3 05 /11 /novembre /2014 23:57

Puisque l’événement

Le sentiment d’étrangeté dans les films de Claire Angelini


Je me souviens que jeune conscrit je n’arrivais pas à faire marcher la troupe au pas. Mon esprit s’y refusait. On retrouvait mes hommes aux quatre coins de la place d’armes. J’ai toujours ressenti une intense jubilation devant la désynchronisation. Comme une présomption qui renonce à elle-même et se libère de l’illusion rationnelle, une vanité qui s’allège et dont l’absence soudaine ouvre l’esprit à l’air vif des dehors. Le vrai de vrai écho du monde-là.

C’est un tel sentiment d’étrangeté que je cherche dans les films de Claire Angelini. Prenons « Un gigantesque retournement de la terre ». A l’écran, le silence d’une parole retenue. Qui parvient à se frayer un chemin jusqu’à nous comme depuis l’entassement des décombres. Parole de témoin. Qui évoque, par petites touches successives, son drame personnel à l’intérieur du drame historique. Par réouverture de l’oubli. Qui exhume, à travers l’épaisseur du temps : ici le son du bombardement la nuit, là le bétail affolé, blessé dans la bataille. Le regard laisse flotter devant lui une image invisible dont lui seul, le témoin, aperçoit encore les contours diffus. Les scènes de ce passé catastrophique sont là : elles s’immiscent dans le présent, la fureur de l’événement fait retour dans le calme flux de ce que l’on devient, de ce que l’on est devenu. Le vieil homme se souvient : il peut dire la fuite à travers les champs qui explosent et les villages qui s’effondrent. Il s’arrête à nouveau : comment faire récit, comment raccorder l’image de l’expérience passée, et ce fracas par tout le corps, à cette langueur philosophique du présent qui se mêle au rythme obstiné d’une vieille horloge comtoise ? Ce n’est pas que la langue hésite. Elle essaie. Elle parle par silences interloqués. Elle fraye des chemins nocturnes. Des chemins de retour. Finalement c’est de la mère dont il parle, sa propre mère, blessée elle aussi, et dont le souvenir n’a pu se formuler qu’à la suite de tous les autres ; quand tout le reste a été dit. Parce ce qu’on n’approche d’un passé trop vif que par cercles concentriques. Et tout à coup c’est là : cette nuit-là, avec ce bruit-là, et ces flammes qui laissent voir des visages de fantômes épuisés et hagards. L’image visible du seul témoin est inscrite quelque part sur l’écran. Et c’est cela qui compte, la trace toujours singulière, jamais représentable de n’appartenir qu’à lui. Qui sommes-nous de cette vie mémorielle qui à la fois nous constitue et nous échappe ? De quoi, au final, portons-nous témoignage ? Que savons-nous de la douleur, sinon son inaptitude au partage, elle pourtant si commune ? Pourquoi la mémoire, et l’oubli qu’elle construit – non pour effacer la douleur, mais pour lui trouver sa place ?

Puisque l’événement. Puisque ce vaste recouvrement du temps des hommes par la catastrophe. Et cet « après » quand même, ce « et cependant » à l’intérieur duquel il faut bien continuer à vivre.

C’est de l’écart. De l’impossible raccord entre le temps de l’événement et le temps qui lui fait suite. Cette désynchronisation frappante : à l’image, rien que le morne ennui pavillonnaire des anciennes villes martyres que l’on a reconstruites, la plaine bosselée des anciens champs de carnage. Les cris fossiles qui furent là-jetés emplissent tout l’espace. Bocage normand : une route départementale où des véhicules passent avec une lenteur spectrale, des fils barbelés en limite de prés, un panneau indicateur portant le nom, fond blanc et cadre rouge, de l’agglomération, une église, une publicité pour le supermarché. Il y a dans ce vide comme une menace qui rôde. « A killer on the road ». Le son : énorme. Venu d’un autre temps. Les fracas de la guerre. Et comme crié par-dessus l’irrattrapable de la fosse commune, le commentaire de Grémillon dans un film des années 50. « Etat de Guerre », « Etat des Choses ». Fracturer le temps du son et le temps de l’image. Dans cette discordance des temps, il n’y a fondamentalement rien à voir. Et pourtant tout est là.

Déjà je notai, à propos de « La Guerre est proche » (2011) : primauté du son et de la musique (le film commence par l’absence d’image, juste le chant des cigales et le passage de rares véhicules le long d’une petite route ; assez cependant pour créer la conscience d’un espace présent), images au soleil rasant (ombres métaphysiques à la Chirico), déconstruction du sujet par vagues successives d’interrogation : qu’est-ce qu’on voit (des ruines) ; comment se fabriquent les ruines (discours de l’architecte) ; que sont ces ruines (celles d’un camp) ; qu’étaient ces camps (la trace indélébile de la permanence de la discrimination envers l’étranger : internement des Espagnols en 1950 ; camps de harkis des années 60 ; camps de rétention pour « sans papier » à partir de 1986, époque à partir de laquelle on ne nomme plus l’étranger que par son manque, son défaut au regard de l’administration).

Passage du temps. Traces. Et cet autre vestige que représente la parole des témoins, avec leur regard qui se perd quelque part dans l’indicible de leur propre passé. C’est le contraire d’une commémoration, le contraire d’un rituel de ressouvenance collective. Cette mise en présence « slashée », passé/présent, évacue le spectaculaire. Seulement l’inanité périurbaine et cette hantise logée là, au cœur ancien des paysages : bombardements, internements. Dans « Ce gigantesque retournement de la terre », les rares passants ont un pas alourdi par quelque insaisissable fatalité. Entre l’horreur des villes dévastées et la mitraille du bocage, les silhouettes du présent sont comme ralenties et muettes, ramenées aux proportions banales et répétitives de leur quotidien – et passent comme passent les fantômes de l’autre monde.

Après la guerre. Cet autre stratège qu’est l’artiste. Face à la catastrophe, la stratégie du montage. Rien de déminé dans les films de Claire Angelini. « Maintenir vives toutes les compréhensions », dit-elle. Comme des plaies qui ne se peuvent refermer.

Il y a du Mary Shelley chez Claire Angelini. Une savante conspiration frankensteinienne pour nous donner à voir de quoi est fait ce monstre qu’on nomme « notre réalité présente » : ce pêle-mêle de bruit et de fureur, ce paquet de temps et d’événements dont nous prenons parfois conscience comme la nuit à la faveur de fusées éclairantes. Arlequin couturé, patchwork fait de pièces disparates, tenues ensemble par la seule magie du montage cinématographique. Fil limitrophe entre la vie et la mort, le présent minuscule et l’Histoire, toujours grandiloquente, toujours démesurée.

Le vrai se cache quelque part dans ce décrochage, cette désynchronisation, là où ça ne jointe pas, où le monde des événements et le monde des hommes ne sont pas raccords, par simple incompatibilité d’échelle. L’image est entièrement rapportée au voir par quelque chose qui ne relève pas de la vision. Paul Ricoeur disait : «Il y a toujours dans le voir un non-voir et ainsi un non-vu qui le déterminent entièrement ». En cela les films de Claire Angelini, au-delà des traces et des témoins, lèvent le voile sur ce « monde flottant » que les artistes japonais appellent « Vide » et qui est l’intuition fugitive de ce chaos primordial qui s’insinue sans cesse entre nous et les choses, entre nous et nous-même, et que nous ne voyons pas ; l’intuition de cette étrangeté, de cette distance philosophique que seule la fréquentation continue du chaos dépose en nous comme la compréhension la plus haute et la part la plus vive.


Gérard Larnac
Novembre 2014.


Site de Claire Angelini :

http://claire-angelini.eu/art/intro.html

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7 octobre 2014 2 07 /10 /octobre /2014 15:56

Vers une nouvelle société ouverte, distribuée et collaborative

Jeremy Rifkin : un économiste clé, qui compte parmi les plus influents de la planète. Cela fait déjà un certain temps qu’il propose des solutions : croissance écologiquement soutenable, convergence entre les énergies renouvelables et l’Internet des objets, rupture avec le capitalisme traditionnel, « communaux collaboratifs », fin du sentiment de propriété, partage, empathie... Un nouvel âge industriel en même temps qu’un nouvel art de vivre. De quoi stimuler le possible.

Comment passer de la puissance de l’innovation numérique et de l’Internet à une véritable 3e Révolution industrielle, celle-là même qui a tant de mal à éclore et dont l’absence paralyse encore si profondément nos économies ? C’est ce qu’explique Jeremy Rifkin dans son dernier ouvrage, La Nouvelle société du coût marginal zéro – L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme (Edition Les Liens qui Libèrent).

En tout premier lieu il convient de prendre conscience du moment historique que nous sommes en train de vivre. Par la puissance redistributive de son intelligence partagée, Internet reforme le cercle des « espaces communs » (« communaux collaboratifs ») que partageaient jadis les populations. C’était avant le mouvement anglais des « enclosures » (privatisation des pâtures collectives, achevée au 17e siècle) qui donna naissance à l’économie de marché. D’après Rifkin, « L’économie du partage et des communaux collaboratifs est le premier système économique qui émerge depuis le 19e siècle ; depuis le capitalisme et le socialisme. C’est un événement historique. Cela ne signifie pas que le capitalisme va disparaître, mais qu’il va être amené à se réformer complètement. Ce n’est plus lui l’arbitre exclusif de l’économie. Il va devoir partager la scène. Le père va devoir laisser l’enfant grandir, et accepter à terme qu’il devienne même son associé. Nous allons vers un système hybride fait à la fois de capitalisme et de collaboratif ». Même si cette mutation ne sera pas facile : « Bien entendu les obstacles sont considérables… »

« Le catalyseur, explique le célèbre économiste, c’est le coût marginal zéro rendu possible par l’Internet. Pour que « la main invisible » du marché puisse fonctionner, il faut inventer en permanence de nouvelles technologies afin de produire les biens et les services à meilleur marché. Le marché ultime, générant le bénéfice maximum, c’est quand on vend à coût marginal. Or la révolution numérique crée de l’abondance et de la gratuité. Nous ne sommes plus alors soumis à l’économie de la rareté et de la pénurie qui définissait jusque-là le capitalisme ». En l’espace de quelques décennies, les nouvelles technologies de l’information nous auront fait passés du capitalisme classique à une économie du coût marginal quasi nul. Pour Rifkin, il s’agit de l’apothéose du capitalisme où celui-ci quitte la scène en laissant derrière lui une démocratie enfin réalisée : une société du bien-être, ouverte, distribuée et collaborative, caractérisée par l’abondance et non plus la pénurie.

« Les grands changements interviennent lorsque convergent les technologies de la communication, de l’énergie et de la logistique, pour créer une nouvelle plate-forme technologique universelle. L’Internet des objets constitue une telle plate-forme. La politique d’austérité ne suffira pas à relancer l’Europe si l’on ne met pas en place la 3e Révolution industrielle, celle de l’Internet des objets ».

De quoi s’agit-il au juste ? « Les capteurs vont passer de 30 à 1000 milliards entre aujourd’hui et 2030. Demain, tout sera contrôlable depuis votre smartphone ; que ce soit la « ville intelligente » ou notre automobile qui nous conduira sans chauffeur. Dans le même temps nous allons passer de 40% du genre humain connecté à 100% ».

« A l’heure d’Internet, spéculer sur l’ignorance ne sert plus à rien »

Hier l’axiome sur lequel reposait le commerce était le principe de « Caveat emptor » : « C’est au client de faire attention ». En gros on spéculait sur son ignorance. Or par son formidable pouvoir d’échange et d’information le web inverse la donne. C’en est bien fini du « Consommateur » manipulable et sous-informé : « Nous assistons à la naissance du « Pro-sommateur », poursuit Rifkin. Le « Pro-sommateur » produit et partage (de la musique, des films, des informations, des connaissances, des logiciels libres, de l’énergie, des objets créés en imprimante 3-D…). Le consommateur devenant producteur, c’est aussi l’effondrement de toutes les industries concernées. Aucun domaine ne sera épargné. Il y a quelques semaines à Chicago était présentée la première automobile imprimée ; sa production commence dès la fin de l’année. Dans dix ans, tous les enfants auront une imprimante 3-D dans leur cartable ! On assiste à une démocratisation de l’industrie ».

Traditionnellement le marché contrôlait les ressources et leurs transformations. Dorénavant la ressource c’est l’échange, sur lequel chacun à son mot à dire et sa contribution à apporter. L’espace commun redevient un espace social et non un espace de marché. « Tout pourrait commencer ici, en France, car vous disposez d’une solide tradition révolutionnaire ! », s’amuse même Jeremy Rifkin. C’est qu’il pilote déjà très concrètement la mise en œuvre de son « Master Plan pour la 3e Révolution industrielle » dans le cadre du redéploiement de la région Nord-Pas-de-Calais.

« Nous allons vers la fin du travail et vers une société de loisirs. Même si à court et moyen termes, un nombre considérable d’emplois va être créé d’ici les 40 prochaines années pour constituer la nouvelle plate-forme de l’internet des objets. Dans la perspective des « villes intelligentes », il faudra par exemple refaire tous les bâtiments pour les transformer en édifices à « énergie positive » (producteurs et non plus seulement consommateurs d’énergie). Il faudra passer de la route passive à la « route active » (munie de capteur, pour les voitures sans conducteur). Le capitalisme va devoir faire une place grandissante à l’économie sociale (école, culture, hôpital, aide aux personnes âgées,...). C’est là le secteur qui croît le plus actuellement. Il compte déjà 13% des salariés ».

« Mais le coût marginal zéro peut également résoudre le problème du changement climatique. Ce problème reste totalement sous-estimé. On roupille ! Tout l’équilibre de la planète vient des cycles hydrauliques. Or, pour toute élévation de la température d’un degré, l’atmosphère absorbe 7% de précipitation en plus. D’où les chutes de neige catastrophiques, les sècheresses et les pluies torrentielles, les typhons… Notre écosystème ne parvient plus à s’adapter. Si rien n’est fait, nous pouvons perdre jusqu’à 75% de la vie sur Terre avant la fin du siècle. La nouvelle société du coût marginal zéro est la seule chance de s’en sortir. Avec une efficacité qui préserve les ressources et le partage en communaux collaboratifs nous allons soulager le stress imposé à notre planète. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard ».

Certains pays ont déjà mis en œuvre les solutions. « L’Allemagne produit déjà 27% de son énergie par le solaire ou l’éolien ; 35% en 2020. C’est la même courbe de progrès que le numérique. 1 Watt solaire coûtait 70 dollars dans les années 70, il coûte aujourd’hui 66 cents. Le soleil ni le vent ne vous envoie de facture ! Cette nouvelle donne prend à revers toute l’industrie traditionnelle ».

« Les Chinois viennent d’adopter un plan de 82 milliards de dollars pour mettre en place l’internet de l’énergie. Il faut savoir que l’espérance de vie diminue de cinq ans chaque année à cause de la pollution. La 3e Révolution industrielle va aussi se faire en Chine ! »

Les obstacles ne seront donc pas les Etats ; mais bien les sociétés privées : « Des sociétés basées sur les communaux collaboratifs comme Google, Twitter ou Facebook veulent utiliser notre créativité et nos échanges pour les vendre à des tiers. Au 20e siècle, on a parfois du nationaliser, ou réglementer. C’est alors une question politique. Il faut assurer la neutralité des tuyaux. On peut aussi imaginer des mouvements sociaux pour transformer ces entreprises en services publics. Lorsqu’au 19e siècle les entreprises paupérisaient les travailleurs, ceux-ci se sont organisés en syndicats afin de réclamer des droits. Sans eux le capitalisme se serait effondré. Il faudra des chartes des droits numériques ; c’est en train d’émerger. Quand un milliard de gens sont ensemble, ce sont eux les acteurs, et donc Google devra faire ce que les gens souhaitent. Sinon d’autres acteurs le feront. La technologie numérique est faite pour être distribuée ; j’aurais été moins optimiste lors de la 1er et 2e révolution industrielle ! »

Trois générations seront sans doute nécessaires pour mener à bien cette mutation. Mais « C’est tout un pan de l’économie mondiale qui est en train de bouger… Si ce n’est pas nous qui nous y mettons, alors qui d’autre ? » Pour que cette 3e Révolution industrielle émerge enfin, il faudrait que la transition numérique vers l’Internet des objets, la transition écologique vers l’énergie produite et partagée, la transition politique vers la démocratie participative et la transition sociale vers un monde ouvert et solidaire marchent d’un seul et même pas. Or les conditions d’une telle coordination semblent difficiles à réunir en même temps. Cette arythmie sera l’un des principaux obstacles à l’émergence de cette 3e Révolution industrielle. Les outils ont encore de l’avance sur l’esprit. Pour autant il y a urgence. Les périls, parfois, remettent l’homme sur les rails de la sagesse...


Annexe :

De la propriété privée à l’accès partagé


« L’accès à la mobilité commence à être préféré à la possession d’une voiture. Pour une voiture partagée, c’est 15 qui disparaissent de la production. Ainsi, d’ici 25 ans, nous pouvons supprimer 80% des véhicules. Et cela change toutes les équations ».

« La propriété fabrique un statut. Lorsque des parents offrent un jouet à un enfant, cela devient son jouet, il n’appartient à personne d’autre ; c’est l’économie de marché. Aux Etats-Unis existent désormais des sites de jouets partagés. Le jouet que les parents offrent, un autre en a déjà profité, en a pris soin pour qu’il puisse servir à nouveau. Ainsi l’enfant apprend-il à ne pas posséder. L’objet est une expérience partagée, son usage est temporaire. Et cette nouveauté change complètement la façon dont les enfants grandissent ».

Jeremy Rifkin, Paris, le 24 septembre 2014.



Notes :

Propos recueillis à Paris, le 24 septembre 2014. Conférence de Presse de Jeremy Rifkin à l’occasion de la sortie de son livre « La Nouvelle société du coût marginal zéro » (Editions Les Liens qui Libèrent). A lire également, chez le même éditeur : Une Nouvelle conscience pour un monde en crise – Vers une civilisation de l’empathie (2011). Et aussi : La Fin du travail (La Découverte, 1997) ; L’Age de l’accès (La Découverte, 2005).

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1 mars 2013 5 01 /03 /mars /2013 08:23

 

 

 

En embrassant cette petite dame de 90 printemps, grande résistante et amie de Stéphane Hessel, j'ai pensé ce jour-là : "Allez, à nous de jouer maintenant. Tâchons d'être à la hauteur".

 

 

 

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27 janvier 2013 7 27 /01 /janvier /2013 11:16

 

 

 

La seule critique dangereuse et radicale, c'est la critique politique en acte de la démocratie. Parce que dans nos pays l'emblème du temps présent, son fétiche, c'est la démocratie. Tant que nous ne saurons pas mener à grande échelle une critique créatrice de la démocratie, nous stagnerons dans le bordel financier des images. Nous serons les serviteurs du couple formé dans la pièce de Genet (ndlr : Le Balcon) par la patronne du bordel et le chef de la police : le couple des images consommables et du pouvoir nu.

De quelles sortes d'images désimaginantes avons-nous besoin, nous qui tentons de maintenir ouverte la porte par laquelle on s'évade de la caverne de Platon, du règne démocratique des images sans pensée ? Comment trouver la force de nous évader de l'imagerie contemporaine, et de devenir les communistes d'un nouveau monde ? Comme le dit dans "le Balcon" un des révoltés : "Comment approcher la Liberté, le Peuple, la Vertu, et comment les aimer si on les magnifie ! Si on les rend intouchables ? Il faut les laisser dans leur réalité vivante. Qu'on prépare des poèmes et des images, non qui comblent mais qui énervent."

Préparons donc ces poèmes et ces images qui ne comblent aucun de nos désirs asservis. Préparons la nudité poétique du présent.

 

Alain Badiou

Leçon prononcée le samedi 26 janvier 2013 à la Sorbonne sous le titre : "Pornographie de la démocratie".

 

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16 octobre 2012 2 16 /10 /octobre /2012 18:11

 

Criture automate Hôtel des Grands Hommes tout près du Panthéon ---- Breton Soupault 1919 ---- les mots ineffacés des langues de hasard ---- Bohemian Heart Beat ---- j’ai rendez-vous avez Lula-Nash Pélieu rue Mouff dans un café ---- petite femme en cuir de quelque soixante-dix printemps « un désastre ambulant » dit-elle mais un désastre riant aux éclats, Lu la Muse prôlotte là juste derrière ma 16 --- et le Pélieu de ce début des années 60 devenu possessif trop bourré junky alors Yeux-Verts comme il l’appelle elle joue les filles de l’air elle s’esbigne se carapate, ces lettres-poèmes au cul comme les sirènes de flics après braquage. Braquage de l’amour, elle en connaît un rayon la Lu dans le Now/Here NowHere de la travelling zone ---- et Claude qui balbutie balbutie comme un possédé ---- obstiné incrédule frappé à mort déboussolé, n’osant croire à l’inconcevable. Crève, cœur. Shooteuse Lula télescripteur ---- la phrase avance, se débat. Rien à faire. Lu vit sa vie, empile les lettres chocs électriques sans les lire ---- parce que trop dur, parce que trop tard ---- passe à autre chose : elle fréquente Roger Blin, le Living Theater, l’univers du rock (notamment Peter Green des Fleetwood Mac et le guitar heros Alvin Lee des Ten Years After), les acteurs d’avant-garde Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon.  Allen Ginsberg, qu’elle rencontre au milieu des années 70 : trop nu, trop gras, top laid et obsédé avec ça, toujours à reluquer le cul du moindre jeune mec qui passe, poète vieillissant au milieu de cette jeunesse rock en cuissardes et jupe raz-la-touffe… Pélieu a fini par partir avec Mary Beach qui bosse chez City Lights, la librairie de Ferlinghetti à North Beach, SF. Mais jusqu’au bout cet amour Beat ---- Yeux-Verts, inoubliable, inoubliée.

 

Pélieu avant de passer, un jour de 2002, a relu le manuscrit final, donné son imprimatur. Le dernier recueil de Claude Pélieu constitue la meilleure introduction à l’œuvre TNT du "seul poète beatnik français". Plus : du dernier maillon de la poésie surréaliste. 

 

 

 

Un Amour de beatnik – Lettres à Lula-Nash 1963-1964, de Claude Pélieu (Editions Non Lieu, 2012).

Studio Réalité, de Claude Pélieu (Le Castor Astral, 1999).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 septembre 2012 4 27 /09 /septembre /2012 12:37

 

 

Je suis le plus souvent, je le confesse, en retard d’une rentrée littéraire ou deux. Façon de laisser retomber l’hystérie médiatique, mais aussi le prix des ouvrages. Il n’y a guère que mon vieil ami ronchon, l’écrivain Orlando de Rudder, pour me voir en parvenu de l’écriture ; donc vive l’édition de poche !

Shumona Sinha, donc, dont le dernier roman vient de sortir en Point-Seuil. J’ai fréquenté son site il y a déjà un bon moment, découvert sous l’exquise jeune femme pleine d’esprit et de sensualité une poétesse de premier ordre ; elle fut en 1990 la lauréate du prix du meilleur jeune poète du Bengale (elle est née à Calcutta).

C'est l’an passé que les Editions de l’Olivier faisaient paraître ce second roman : « Assommons les pauvres ! » qui ressort aujourd'hui : un titre baudelairien qui vous saisit tout de suite au colback. Envers du décor policé du « politiquement correct ». Shumona place son cadre, éminemment contemporain : l’univers administratif des demandeurs d’asile. Un monde qu’elle connaît bien, pour avoir été effectivement interprète à l’Ofpra (Office français de protection des étrangers et apatrides) – avant que son roman, précisément, ne lui devienne un motif de révocation.

Traduire, pour la narratrice, relève d’une double trahison : trahison de la langue, trahison de cette peau que lui a donné la nature et qui la placerait du côté des « requérants », n'était son dégoût instinctif pour leurs mensonges, leurs faux-semblants. Entre Cour des miracles et Tour de Babel où plus personne ne comprend plus personne, cet « Office » voit passer les mémoires fragmentaires, reconstruites à coup de récits bricolés et de balivernes intenables, inaudibles trop souvent, de toute la misère humaine. Prise au piège de cette déchirante tectonique qui est celle de ces hommes coupés en deux que l’on dit « migrants » et que le jargon administratif qualifie de « requérants », la narratrice, qui partage avec eux la distance affolante des origines lointaines, finit par fracasser une bouteille sur un crâne. Un geste baudelairien qui nous rappelle que soulager nos consciences n’est rien ; ce qu’il faut vis-à-vis de celui qui fuit misère à travers le monde c’est lui rendre « l’orgueil et la vie ».

Langues d’emprunt, langues organiques, langues maternelles occultées… Le lumineux roman de Shumona Sinha est aussi, surtout, un formidable répertoire des paroles et des silences dans ce monde surmoderne tout encombré de frontières (celle de l'autre, celle du désir, celle de soi...), une errance lucide parmi discours fracturés, couturés, contournés, travestis, inventés, tus, fautifs mais non coupables, de qui ne demande au fond rien d’autre que le droit à la simple survie.

Plonger dans l’humanité et l’aimer pour de bon nécessite parfois de l’assommer à coup de bouteille ; afin de réveiller la vie qui pulse tout au fond d’elle. Tel est ce que nous rappelle, à travers son écriture vibratile et splendide, le formidable roman de Shumona Sinha.

  

 

 

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5 novembre 2011 6 05 /11 /novembre /2011 09:57

 

 

 

Vérol est un Houellebeck en moins mou, un Benchetrit mieux défoncé, un Hunter S.Thomson en noir. Passé le premier quart des "Derniers cow-boys français", pas au niveau de nervosité de la suite me semble-t-il, ce récit disjoncté mais tendu comme un arc met en scène le petit blanc qui a perdu les pédales de ses identités (nationale, communautaire, sexuelle) et le grand black initié, roi de la Téci et banlieusard céleste à la coule. Comme au cours de ces rites initiatiques (il s'agit de devenir le dernier cow-boy français, ne l'oublions pas), le narrateur dégueule beaucoup afin de se purger de son moi antérieur, pétri de culpabilités et de toutes ces rêveries pourries estampillées middle-class qu'on lui a mis en tête. Au prétexte de se faire un peu de monnaie pour agrémenter sa road-story un brin sans issue, il va retirer lui-même en cash sa part d'héritage : en remontant le fil de sa lignée (d'abord les parents, puis les grands-parents) il trucide allègrement ses géniteurs, puis les géniteurs de ses géniteurs, histoire d'effacer cette généalogie qui a fait de lui le paumé prototype de ce siècle numéro 21. Vérol comme pas un sait construire un récit tout en rupture, ellipses et flash hallucinés. Entre décoctions d'herbes magiques et torgnoles flicardes dans les sous-sols du commissariat surnommés Abou Ghraib, il chope son style raide comme un shoot terminal et ne le lâche plus. Du coup on lui pardonne tout, au Vérol, et on suit. Un récit plus crépitant que les néons électriques d'une tour infernale en train de s'effondrer. Et cette tour qui s'effondre au ralenti, c'est l'Occident tout entier, celui des certitudes, des balises, des racismes en tout genre.

 

Enjambez donc ces quelques flaques de dégueulis, mesdames messieurs, et que la visite commence. Et tenez-vous bien à la rampe. On peut pas dire que ça sente la rose. Mais vous ne regretterez pas le voyage.

 

 

 

Andy Vérol, Les Derniers cow-boys français (Ed.Pylône, 2008).
http://andy-verol.blogg.org

 

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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 11:07

 

 

Rencontré Albert Jacquard samedi, fragile, le regard éloigné. Intensité à voix murmurante : "Ce n'est pas parce que quelque chose arrive qu'elle était nécessaire". Ou encore : "Il n'y a pas de Loi dans la nature, seulement des événements fortuits". La course des spermatozoïdes vers l'ovule, une compétition ? Allons donc : là encore, le hasard. La nature n'est pas que lutte. Elle coopère. D'un geste il déclot les disciplines, sciences, mathématiques, statistiques, épistémologie ne sont là que pour nous faire mieux aimer ces contingences qui nous tiennent ici assemblés. Primauté de l'événement, de la relation, de la rencontre. Prolégomènes à une nouvelle pensée pour demain. La vérité n'avance qu'à voix basse.

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