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7 juillet 2009 2 07 /07 /juillet /2009 15:41

Le vieil autocar déglingué filait à travers le Kashmir en direction de l’Himalaya, laissant derrière lui un nuage de poussières flottantes. Comme des pensées errantes qui auraient pris tout leur temps pour recouvrir les traces de notre passage. A l’intérieur de l’habitacle la foule des passagers était si compacte que j’avais l’impression d’être pris dans une pâte informe, vaguement visqueuse. Matérialité indistincte de tous ces corps mêlés, compressés, roulant les uns sur les autres. A deux doigts de s’enchaîner furieusement dans un mouvement général de copulation spontanée.

 

La femme que les soubresauts de la route projetaient contre moi était nue. Nue sous sa burqa noire ; depuis une bonne cinquantaine de kilomètres que sa chair glissait sur moi à intervales réguliers, ça ne faisait à présent plus aucun doute. Mon corps avait pu en juger et je pouvais me fier à lui. Nous nous faisions face, elle et moi, debout, ballotés comme des pantins. Vaguement cramponnés l’un à l’autre.

 

La chaleur roulait en vague compacte à travers l’habitacle. Le souffle plus empoussiéré que celui des mineurs de fond, nous foncions, toutes fenêtres, toutes portes ouvertes, sur la grand-route de l’Inde ; et cela m’ennivrait. Tout ce que j’avais à faire, c’était tenter de conserver la position verticale en dépit des mouvements sournois du véhicule qui faisait son possible pour nous jeter à terre une bonne fois. Prenant soin toutefois de me tenir à une distance respectueuse de la femme en burqa.

 

Les arrêts étaient fréquents, même aux endroits les plus improbables. Et tandis que les voyageurs étaient toujours plus nombreux à venir s’entasser entre les tôles surchauffées du véhicule, la distance admissible entre la femme à la burqa noire et moi ne cessait de se réduire. Il ne descendait donc jamais personne de ce foutu autocar ? A chaque virage, à chaque coup de frein, ce même écroulement des corps dégringolant les uns sur les autres. Cette même précision de l’intime venu hanter les contours de la femme invisible. Caresses volées.

 

Au départ de Srinagar, j’avais eu droit comme à l’accoutumée aux yeux qui pétillent d’humour en m’apercevant, à ces dizaines de “Qui es-tu”, “d’où viens-tu” dont les habitants de l’Inde gratifient l’étranger sans vraiment en attendre de réponse – c’est là pur plaisir de la rencontre, de ce destin qui ne peut être décidément qu’une farce pour vous mettre ainsi sur leur chemin familier. Peu après avoir quitté la ville, deux ou trois vieux paysans s’étaient même mis en tête de me marier avec la seule occidentale du car, une immense et disgracieuse Australienne qui avait eu le bon goût de nous quitter en cours de route.

 

Cependant plus la pâte humaine prenait, gonflant semblait-il jusqu’aux limites extrêmes permises par la structure de l’autocar, moins l’on prêtait attention à ma présence. Et tandis que le couloir s’emplissait toujours davantage, je sentais rouler contre moi une paire de seins doux et souples que rien d’autre que moi ne venait retenir. Ses seins. Derrière la grille de son habit de soie noire la femme me jeta un coup d’oeil. Il entrait dans son regard surligné de khôl plus de résignation que de colère ; de l’étonnement peut-être. Cela faisait maintenant des heures que nous mélangions nos sueurs. Nos corps, instinctivement, avaient dû s’habituer l’un à l’autre sans que nous y prenions garde. Brûlant sous le métal surchauffé, ils s’étaient peu à peu ménagés un espace qui n’existait que par l’accueil fait à l’autre, en dehors de toute volonté consciente, partageant ensemble les mêmes secousses, les mêmes poussées, les mêmes rythmes. Compacté en elle comme elle était compactée en moi, je partageais le moindre tressaillement de ses volumes, la moindre tension de sa peau. Le revers de ma main sentait sa cuisse qu’aucun sous-vêtement ne semblait contenir. Sa chair allait et venait librement sous le voile, dans son débord joyeux.

 

Je me mis jalousement à redouter les arrêts, priant pour que les passagers descendant soient moins nombreux que ceux qui venaient nous rejoindre ; veillant à ce que cette houle humaine n’emporte pas brutalement la femme à la burqa à l’autre bout de l’autocar.

 

Etait-elle jeune, était-elle vieille ? Belle ou laide ? Vierge ou mère de famille ? Je n’en saurais jamais rien. Je m’en voulais de ces questions. Elle était simplement au-delà du jeune et du vieux, du beau ou du laid, en dehors de toute situation, de tout marquage. Sa fine silhouette pareille à une ombre sur un mur. Un corps au prise avec lui-même est chose la plus émouvante, parce que cette solitude, irréductible. La femme ne serait pas démasquée. Son mystère ne serait pas trahi. Pareille à l’instant présent que l’on éprouve mais dont nous ne nous forgerons une image que dans l’après du souvenir. Sur le moment ? Nous n’avons rien vu. Rien su. Il faut être dans le mouvement des choses si l’on veut les apercevoir. Il faut avoir perdu le présent pour en reconstituer la part visible.

 

L’inconfort chauffé à blanc de ce bazar à roulette dans lequel j’avais innocemment pris place pesait fort peu devant le parfait de l’instant. J’étais debout depuis des heures, hideux, transpirant, mais bien décidé à endurer plus encore tant que mon corps continuerait à sa façon mystique son dialogue silencieux et doux avec le corps de la femme à la burqa noire. Je ne savais rien d’elle, je ne voyais rien d’elle, ou si peu – pourtant il me semblait désormais la connaître. A un moment elle abandonna même sa main gantée à plat contre ma poitrine, un de ces gestes qui n’appartiennent d’ordinaire qu’à l’intime des affections, mais que l’incongruité de la situation avait laissé échapper à l’ordre des choses. Nous nous sommes tenus ainsi comme des amants nus au milieu de cette foule en nage.

 

Tout occidental est culturellement programmé pour succomber au jeu aphrodisiaque de la présence et du caché. Il me fallut bien des kilomètres à travers le Kashmir pour éroder la sensualité obsédante de la situation. Passant outre mon plaisir, je tentais d’envisager les choses autrement que ce que m’en dictait ma culture originaire. Il me fallait sentir cette présence de femme depuis son effacement même. Sentir la force de cette réalité insoumise à l’oeil. Bien sûr la présence de ce corps voilé de la tête aux pieds rendait plus vive la ténuité de ce que l’on voyait d’elle, juste ses yeux derrière la grille, comme une flamme derrière un soupirail. Derrière le voile il y avait un corps en vie, un corps brûlant fait en proportion du mien, ajusté à moi avec plus de précision qu’une pièce mécanique forgée tout exprès ; mais qui s’était retiré derrière ce voile, dans une distance dont il me fallait respecter le principe.

 

Corps insoumis à l’oeil. Le voile ne la masquait pas : il était son retrait. Ainsi sa beauté ne se consumait-elle pas dans l’apparence. L’événement de sa présence ne se substituait pas à l’événement du monde, il le continuait seulement, dans son ampleur indéfinie. La femme à la burqa noire était désert, désert plus que désir.

 

Ce qui se soustrait au regard appartient en silence à d’autres profondeurs. A d’autres états de réalité. Une quelconque tradition lui imposait-elle ce voile ? Etait-il le signe d’un assujétissement, d’une privation de liberté, d’un fondamentalisme religieux ? Ne voir en l’autre que l’intention qu’on lui prête, c’est le début du racisme. Je suspendais mon jugement. J’étais avec cette femme comme une partie d'elle-même.

 

Je pensai à toutes ces semaines pendant lesquelles j’avais erré, la gorge serré par l’émerveillement, dans l’aube orange de Bénarès. Le long des ghâts, dans l’odeur de l’encens et des crémations. Ebloui tant de fois par la nudité des sari multicolores entortillés par l’eau brune du Gange sur ces peaux lumineuses. Vérité translucide. Découvrant un état de nudité que nous autres occidentaux avons perdu. Quand la nudité du corps rejoint la nudité du regard, quelque chose du monde a été saisi. Ce qui avait été perdu est alors redonné. De toute la force de l’initial.

 

C’est ce souvenir-là, précisément, que la présence contre moi de la femme en burqa noire avait soudainement éveillé. Comme si l’ombre noire de la burqa et la nudité du Gange ne faisaient qu’un. Elles éveillaient toutes deux un même silence. En Europe le corps nous obsède, l’éros n’est qu’un subterfuge pour le tenir à distance par l’instrumentalisation et l’idéalisation. Mais il y a autre chose. Quelque chose que nous voulons continuer à ignorer ; car le voir, et notre système s'effondre.

 

Ahmed, à qui j’enseignai à l’époque le français pour l’aider à mieux escroquer les touristes, m’avait dit, mi-goguenard, mi-sententieux : “Vous autres Occidentaux, vous avez trop de liberté”. J’avais failli m’insurger ; j’avais renoncé. J’y ais repensé bien des fois. Il n’avait pas tort, au fond, s’il parlait de cette part de liberté qui se confond chez nous avec ce désir omni-consommant, ce désir de désir que nous impose par tradition notre société faussement hédoniste du divertissement perpétuel, cette hallucination collective connue sous le nom de libéralisme qui nous pousse au ravage et à l’avidité de la consommation sans fin. Liberté que nous devons au cynisme, à la dissimulation, à la rouerie. Désir idéologique, plus qu’élan du corps. Le vide avide de désir infini, un désir sans objet véritable qui n’est que l’immense dévoration de ce tout que j’égale en le dévorant – moteur de notre Occident impérialiste, inapte à saisir l’altérité ni la diversité que son supposé universalisme n’a eu jusqu’à présent d’autre fonction que d’éradiquer un peu partout sur la planète.

 

Bien sûr on ne peut y répondre par cette religion de religion que constitue le fondamentalisme ; ce serait alors élever ce désir sans objet à son carré absolu et non pas le combattre. C’est là l’empire d’un même vide tout obsédé de lui-même.

 

 A quel moment est-elle descendue ? Je ne sais plus. La femme à la burqa noire n’est jamais vraiment sortie de ma vie. Je lui reste fidèle. Comme à la figure même de l’altérité.      

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6 juillet 2009 1 06 /07 /juillet /2009 13:52

Il est toujours délicat de se voir confier la relecture du manuscrit d'un proche. A chaque fois la même appréhension. Etre, autant que faire ce peut, juste. Et puis, parfois, ce petit miracle : découvrir sous l'amie d'autrefois l'écrivaine accomplie, la poétesse. Ne pas en revenir. Le talent. Le savoir-faire. Comment elle entre dans l'âme orientale pour mieux s'en défaire, comment elle s'en défait pour mieux la pénétrer. Avec ce qu'il faut de retenue, d'ambiguité, de solaire ironie, de nietzschéène radicalité - celle de ses vingt ans bien sûr, dont j'ai gardé intact le souvenir, mais ici épurée jusqu'à la plus stricte nécessité. J'en ai lu, des manuscrits, du temps où j'étais lecteur pour Viviane Hamy. Aucun n'avait cette fermeté, cette force vibrionnante qui n'appartient qu'aux coeurs qui cognent, vivants, qui poussent éternellement les murs pour vivre plus fort encore ; dans des espaces qu'on ne soupçonnait pas avant que ce soit là, écrit, noir sur blanc. Ne pas dire le nom encore : il s'imposera de lui-même.

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3 juillet 2009 5 03 /07 /juillet /2009 13:15

C'est désormais officiel : mon éditeur, le seul à s'être préoccupé de savoir ce que mes manuscrits contenaient vraiment, est racheté par Harmonia Mundi, son ex-diffuseur, par ailleurs premier éditeur indépendant de musique classique, notamment baroque.

Que l'harmonie du monde devienne la promesse de l'aube.

Que les voix dissidentes, que les voix de l'écart, puissent continuer à se faire entendre. Et quelle que soit la suite, mon amitié à Marion Hennebert et Jean Viard.

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 13:04

Seul ce week-end dans l'atelier Nord pour avancer mon roman amazonien. D'abord libérer la seule âme animale sauvage de la maison, Max, le gros et vieux cochon d'Inde de ma fille. Le laisser venir renifler dans mes pattes de son air circonspect de myope, et trotter où bon lui semble. Ensuite contempler les perruches vertes qui vont en viennent entre les arbres en jetant leurs beaux chants tropicaux sous le soleil. Ne me demandez pas ce que font des perruches en banlieue parisienne ; elles sont ici bien plus célèbres que l'écrivain du coin. Elles ont survécu aux quatre tournées de neige de l'hiver. Elles mettent dans mes oreilles des bruissements de jungle ; ça me va. La pirogue peut ainsi remonter le bon vieux Rio Negro. 

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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 08:15

Le vide libéral du désir infini : consommation globalisée. Or le désir doit trouver son objet de manière précise – sinon il s’hypertrophie maladivement au niveau d’un impérialisme sur le monde, d’une dévoration de ce tout que j’égale en le dévorant. Au final pure destruction, et destruction d’abord du désir.

 

Ahmed me fait, un peu goguenard : «Vous autres occidentaux, vous avez trop de liberté ». Il a raison, s’il parle de cette part de liberté qui se confond avec ce désir omni-consommant, ce désir de désir imposé par l’évolution même du « libéralisme », désir idéologique, non élan du corps. Y répondre par cette religion de la religion que constitue le fondamentalisme, c’est élever ce désir sans objet à son carré absolu et non pas le combattre.

 

Empire d’un même vide obsédé de lui-même.

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24 juin 2009 3 24 /06 /juin /2009 10:16
C'est peut-être de ses impossibles, des altérités, des interdits ou tout du moins des obstacles qu'on lui oppose sans trêve que l'homme éveillé tire son origine véritable.
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22 juin 2009 1 22 /06 /juin /2009 21:50

Achevé d'imprimé sur les presses de l'imprimerie Jean-Jacques Cellier le 2 décembre 1983 à Quimper pour le compte des Editions La Digitale Kerflech-Mellac 29130 Quimperlé. N° d'imprimeur : 012-12-83.

Le livre s'ouvre sous le couteau. Bruit de lame dans les pages libérées. La tranche crie comme le goéland avertissant le large.


Le chant du sang d'oiseau.

"Aucun mort ne peut être surpris". "Un suicide est féroce, parce que réservoir total d'irrespect". "Mais de sang sont les chansons". "L'homme, ce moins que veau..." "Qu'on me trouve au matin. Vide, comme ces aubes que j'aime".

Je lis le livre de l'ami. Ces lignes qui datent de l'époque où nos routes se croisent. Où nous décidons d'un commun accord, à la terrasse d'un café, d'enflammer de poésie un beau soir de Paris au printemps.

Je lis le livre de l'ami.
Je pense à la générosité des hommes.

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19 juin 2009 5 19 /06 /juin /2009 09:19
Ne voir en l'autre que l'intention qu'on lui prête, c'est le début du racisme.
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16 juin 2009 2 16 /06 /juin /2009 11:32
Le voyage sans l'imprévu, la désorganisation, l'infinie dilapidation de soi à travers la dérive, constitue l'autre façon de rester chez soi, plus confiné encore de cette croyance aveugle dans l'illusion de la mobilité.



Rappel : du 18 au 21 juin Place saint-sulpice à Paris, c'est le Marché de la Poésie !
http://poesie.evous.fr/Presentation-du-27e-marche-de-la.html
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15 juin 2009 1 15 /06 /juin /2009 10:29
Sur les Carnets d'Eucharis - toujours aussi soignés, inventifs, chargés de découvertes -  le texte inédit Sur la Vieille route de l'homme, poème à deux voix avec Nathalie Riera.
A lire sur :

http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/
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