J’aime sortir d’un livre brûlé, titubant, ébloui. Que les phrases résonnent longuement en moi par des chemins que je ne me connaissais pas. Que les personnages taraudent ma mémoire et s’y fassent leur place. Cette impression d’avoir traversé un monde. D’avoir entendu l’inouï. D’avoir assisté à la naissance de quelque chose de complètement nouveau. D’en avoir été, lecteur, pleinement le complice. Et doucement transformé.
« Extrêmement fort et incroyablement près », de Jonathan Safran Foer (Ed.de l’Olivier, et dont la version poche vient de sortir en Points-Seuil) est un de ces ouvrages qui posent par leur existence un avant et un après. Un feu d’artifice de trouvailles, salué par un grand maître du genre, Salman Rushdie lui-même. Se dire qu’un tel brio, lié à une telle audace formelle, n’est plus trop possible de ce côté-ci de l’Atlantique. On y préfère les scandales littéraires des mémères bien marketées (lire ici « Drame de l’autofiction ») à la confrontation de l'écriture avec l'art et le réel.
Que se passe-t-il donc dans le texte de Safran Foer que l’on ne trouve pas, par exemple, ni dans les laborieux enfilages de perles de la nouvelle collection de François Bon au Seuil (« Déplacements »), ni dans le maniérisme minimaliste de tous les « Elle. Est. Arrivée », ni dans le ronron niaiseux et ballonné de l’autofiction, ni dans la forme réactionnaire du roman pompier… (liste non close, à compléter) ?
Pourquoi Safran Foer et pas les autres ? Parce que d’abord une forme. Qui s’impose par son évidence. Une forme capable de montrer Manhattan au matin du 12 septembre, cette planétaire gueule de bois, l’impossibilité criante qu’il y ait jamais un lendemain à « ça », cette absence de mots dont les images en boucle étaient censées combler le vide. Un récit capable de convoquer aussi d’autres inutiles massacres : Dresde, Hiroshima. Vous voilà dans le temps des événements qui ont cassé le XX ème siècle par le milieu. Comme dans celui qui inaugure le siècle suivant. Dans la violence que l’homme déchaîne sur l’homme. Parce que les personnages : un enfant surdoué de 9 ans, le souvenir de son père tué dans l’attentat de World Trade Center, les solidarités tissées par la douleur avec des inconnus, comme à chaque fois qu’au fin fond de l’horreur se refait le cercle humain – ce mince filet d’air qui résiste à l’écroulement de tout…Parce que les changements de points de vue : l’enfant, sa grand-mère attentive, son grand-père jamais vu, narrateurs tour à tour. Parce que la modernité immédiate, éclatée, baroque. Parce que la formidable aventure des mots, écrits sur des enveloppes vides, sur des murs, sur des lettres qu’on n’envoie pas, sur une vitre, tatoués à même la peau, murmurés sur des répondeurs au moment de mourir... Parce que la formidable langue de Safran Foer, à laquelle il mêle des photos, des mots rayés, des pages brouillées, des pages codées, des blancs, des erreurs typographiques. Parce que le scénario est basé sur la recherche d’une clef qui n’ouvre rien de spécial mais dont la quête jalonne les deux années d’un deuil, celui du 11 septembre – c'est-à-dire ouvre aux personnages la possibilité de vivre un "après".
Mais au fond tout cela ne serait rien, s’il n’y avait en plus la formidable capacité de Safran Foer à parler de l’homme. Car ce prodige formel, cet impeccable exploit narratif, retenu, certes, mais au plus près des douleurs, porte aussi la trace d’un cœur gros comme ça. Rien de desséché, de jeux de forme pour la forme. Au contraire : une forme au service d’une émotion humaine qui, en même temps qu’elle invente un champ dans lequel déborder, exige que ce champ fasse sens et soit aussi celui d’un ressaisissement.
« L’enfant perdu pleure, pleure mais court après les lucioles », dit un haïku que j’aime bien. Le roman de Jonathan Safran Foer a libéré ses lucioles.