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8 février 2008 5 08 /02 /février /2008 10:58
Donne du pouvoir à un homme bon et honnête, tu découvriras un tyran. 
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1 février 2008 5 01 /02 /février /2008 17:44

Au coeur de mon dernier ouvrage, Le Regard échangé (Mare & Martin), la volonté d'envisager le réel autrement. En s'écartant de la méthode phénoménologique, revenir au concept d'isomorphisme cartésien. Envisager la certitude d'un monde-là non dans un rapport d'essence, mais dans un rapport de relations. Sortir de la défiance pour entrer dans une confiance perceptive. Une connivence avec la réalité.

 

  

 

L’isomorphisme cartésien : une relecture du monde

 

 

 

 

« Comme il ignore l'optique,  dont en fait il ne sait rien,
il est impossible qu'il sache quelque chose de valable en philosophie. »

 

       - Roger Bacon -

 

 

 

 

 

Le réel n’est pas de saison. La question du sujet l’a depuis longtemps relégué dans le hors champ philosophique. Il est ce que le style pompier est à l’art contemporain : une impardonnable faute de goût. Pire qu’une erreur : une naïveté. Depuis Kant et la mise sous séquestre de la réalité nouménale, depuis surtout l’epocke de la phénoménologie husserlienne qui vient prolonger en quelque sorte la parenthèse kantienne, la question semble avoir été réglée une fois pour toutes. L’univers phénoménal s’est imposé à nos interrogations comme unique champ de légitimation. Le constructivisme en a remis une couche : « On peut seulement parler d’interprétation de la réalité, d’images du monde, et non de réalité en tant que telle » (Paul Watzlawick). Ce qui compte aujourd’hui, c’est moins la réalité que le possible ; moins le réel que le signe qui le représente ; moins le signe que la circulation des signes et les relations nouvelles auxquelles elle engage.

 

On se gargarisera donc, non sans affectation, de l’épuisement de la réalité sous l’empire des signes. De l’éviction progressive du réel par le virtuel. Tout est bon pour annoncer la nouvelle : notre civilisation serait en état de réalité dépassée. Non plus post-moderne, mais post-réelle. Le monde qui nous entoure ne serait qu’une représentation mentale parfaitement contingente, infiniment substituable, ne renvoyant à rien d’autre qu’à elle même. Après les impasses religieuses du transcendantal, le fantasme de la pure immanence fait désormais l’essentiel de notre quotidien.

 

La pensée purement phénoménale est une pensée socialement marquée. A l’exclu la gravité du réel et le poids de la lutte pour la subsistance ; à l’intellectuel urbain parfaitement intégré la légèreté d’un monde quasi-virtuel dont il suffit aux plus malins, pour le rendre « sympa », de choisir le bon programme « sans se prendre la tête ». Un univers lisse, très « second degré », où l’individu jouirait sans fin de ses « free rides » dans le vide sur le mode de l’interaction faible et de la décontraction branchée d’un narcissisme parfaitement assumé.

 

Pourtant, sans principe de réalité, pas d’éthique ; car alors tout est permis. Un monde sans réalité est un monde totalitaire. Petite contradiction, tout de même, pour une société occidentale si fière de ses acquis en matière de droits de l’homme.

 

 C’est donc à l’horizon de son inactualité même que se constitue notre questionnement : pourquoi, comment et avec quelles conséquences en est-on ainsi arrivé à tenir la réalité dans une telle distance ? Concrètement, c’est-à-dire à partir d’une expérience sensorielle particulière, celle du voir, nous proposerons d’évaluer la façon dont s’est creusé l’écart entre l’homme et le monde ; comment ont été réunies les conditions favorables à l’anthropocentrisme phénoménologique et, pire encore, au solipsisme. Nous confronterons alors cette dérive anthropocentrique à ce que nous avons appelé, à partir d’une relecture de La Dioptrique,  « l’isomorphisme cartésien », afin de présenter, peut-être, les linéaments théoriques d’un nouveau rapport au monde.

 

 

 

 La réduction euclidienne

 

 

Depuis l’Antiquité la question de l’être et de l’apparence dans leur rapport au vrai a longtemps occupé l’essentiel du champ philosophique. Chaque époque a tenté d’apporter sa solution particulière. Si pour les présocratiques l’être se déplie dans le devenir, identifiant le vrai au mouvant, Socrate et Aristote posent le problème de l’exactitude : quelle est la nature de cette rencontre entre le réel et l’apparent dans son rapport à la vérité, et ce en dépit de sens trompeurs ?

 

Euclide, trois siècles avant la naissance de Christ, achève le premier traité d'optique. De quoi parle-t-il ? D’axes, d’angles, de droites, de cônes. Il réduit l’expérience sensorielle du voir aux conditions singulières d’un espace  géométrique : « (Euclide) imagine de faire correspondre terme à terme à un élément du visible un élément de la vue. Le lien de l’un à l’autre est le rayon visuel : la rectitude qu’on lui prête permet de transformer le problème immensément complexe de la vision – qu’est-ce que voir et comment voyons-nous ? – en une investigation proprement géométrique : comment repérons-nous les directions, les distances, les grandeurs, les formes, les mouvements ? »[1]. Euclide passe ainsi de la vision à l'optique, d'un sens à un système de droites, d'une science du vivant à une technique de géomètre. Il va édifier sa théorie en réduisant le Voir à la pure construction géométrique du Vu. Tout rapport direct avec le monde est donc interrompu au profit d’une représentation technique. Tout se passe comme si, en devenant optique, la vision tendait à échapper au corps, à la relation qu’en tant que sens elle entretient avec le monde extérieur.

 

L'objet de l'Optique d'Euclide, comme plus tard celle de Ptolémée, sera donc la construction mathématique de l'apparence. Ni recherche sur la lumière (il faudra attendre pour cela Ibn al-Haytham, dit Alhazen), ni théorie du regard à proprement parler ;  les deux savants interrogent les conditions géométriques de la visibilité telles que l'homme peut techniquement se les figurer. Nous sommes dans une logique du Vu, constitutive de l’Image, pas encore dans une logique du Voir. Or cette optique, réduite à sa face géométrique, va devenir le socle de la question du vrai et du faux. Celle-ci va désormais se résumer à la distinction entre l’être et le paraître : au degré de vérité contenue dans l’image que l’on perçoit. « L'optique géométrique entrait donc, à titre d'élément non négligeable, dans la grande spéculation antique portant sur l'accès de nos sens au vrai et au faux, et sur la confiance qu'on peut leur accorder. Fondée sur une option proposée par la réflexion philosophique, l'option théorique du flux visuel, elle alimente en retour la philosophie de tout ce qu'elle enseignait sur la proximité secrète de l'être et du paraître ».[2]

 

La médiation géométrique telle qu’elle s’impose au regard à partir d’Euclide constitue une distanciation vis-à-vis des choses qui nous entourent [3]. Cette reconstruction arbitraire du réel à partir de données mathématiques conduira à la Renaissance à la formulation des lois de la perspective. Le monde extérieur n’existera plus qu’à partir du point de vue singulier de l’observateur. L’homme ainsi haussé jusqu’en ce lieu surplombant deviendra créateur de l’image du monde.

 

Alexandre Koyré voit dans la mathématique euclidienne des regards les raisons profondes du « désenchantement » : la géométrisation de l'espace a conduit à la dissolution du Cosmos en tant que principe de l’harmonie universelle. En découpant l'espace de nos vies en tranches abstraites, la géométrie nous a rendu étranger, puis intenable, ce sentiment d'appartenance au monde - cette sensation de rapport à la totalité qui était aussi le secret de ce que les Anciens nommaient la plénitude et parfois la sagesse.


 
 

L’isomorphisme cartésien

 

 

 

Le projet consiste précisément pour Descartes à réhabiliter le visible, en ce moment très particulier où la démarche scientifique naissante fait de l’observation, augmentée par des appareillages inédits, un nouveau procédé de découverte. En effet, le voir se porte désormais en avant de la raison spéculative. Grâce aux inventions de son temps, Galilée espère « voir des choses actuellement inimaginables ».  La révolution qu’opère ce dernier tient d'ailleurs moins à l'instrument utilisé (la lunette astronomique existait déjà, mise au point par des artisans-lunetiers des Pays-Bas) qu'à la confiance inébranlable en cette image qu'il a sous les yeux. Carl Havelange : « Le geste de Galilée n'est pas seulement d'avoir tourné le télescope vers les astres et d'avoir vu. Il est d'abord d'avoir cru en ce qu'il voyait dans sa lunette, d'avoir cru que des rayons réfractés, plusieurs fois déviés de leur trajectoire par le jeu des lentilles, lui faisaient voir le vrai. »[8] La réhabilitation des sens en tant que source crédible d’information sur le monde est un préalable à l’épanouissement de la science expérimentale naissante. « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient les plus utiles qui puissent être. Et il est malaisé d’en trouver aucune qui l’augmente davantage que celle de ces merveilleuses lunettes qui, n’étant en usage que depuis peu, nous ont déjà découvert de nouveaux astres dans le ciel et d’autres nouveaux objets dessus la terre, en plus grand nombre que ne sont ceux que nous y avions vu auparavant : en sorte que, portant notre vue beaucoup plus loin que n’avaient coutume d’aller l’imagination de nos pères, elles semblent nous avoir ouvert le chemin, pour parvenir à une connaissance de la Nature beaucoup plus grande et plus parfaite qu’ils ne l’ont eue » (Descartes).

 

Le Discours, il faut s'en souvenir, n'est à l'origine rien d'autre que la préface aux trois traités que sont la Dioptrique, des Météores et La Géométrie. La Dioptrique, qu’il rédige en 1637, est pour Descartes, au-delà du livre de spécialité, l'occasion de préciser par l’exemple le statut de l'objet vis-à-vis du sujet, et plus généralement la place de l'homme dans le monde, tel qu’il l’énonce dans Le Discours de la méthode.

 

L'image rétinienne mise en évidence par Kepler sert de base à La Dioptrique. Descartes  reprend la question là où Kepler l'avait laissée : « On ne peut douter que les images qu'on fait paraître sur un linge blanc dans une chambre obscure, ne s'y forment tout de même et pour la même raison qu'au fond de l'œil ». Toutefois, si jusqu'au niveau de la rétine l'image est portée par un phénomène de propagation optique classique, il en va tout autrement dès qu'il s'agit de sa transmission au cerveau. Il ne saurait plus être question d'une image, mais d'une information de nature non optique susceptible de produire une sensation visuelle. L'œil cesse donc d'être le lieu de la vision : il y a désormais « l'âme », dont le siège selon Descartes se situe dans le cerveau. Le philosophe suppose, au-delà de la sensation, l'existence d'un traitement de l'information à travers des mécanismes que l’on dirait aujourd’hui cognitivo-perceptifs.

 

Les scolastiques expliquaient la structure du monde à partir des « formes substantielles ». Or rien de substantiel ne peut franchir le cap du nerf optique. Descartes déconnecte la cause matérielle d'avec son effet sensible. Pour ce faire il a besoin d'une notion tierce, qui soit l’agent transitionnel de cette opération : il la nommera « l'âme ». C'est cette déconnexion qui va provoquer, bien plus tard, le malentendu du dualisme. Il ne s'agit pourtant pas tant de se défaire du corps (du corps humain), que de dépasser la matérialité des corps (entendus comme formes substantielles) afin de pouvoir accéder à la problématique du traitement de l'information qui aboutit à la perception visuelle. Voir ne consiste pas seulement en la duplication de l'objet en chose vue. Bien que l'image, en passant au niveau cérébral, conserve quelque chose de la ressemblance avec l'objet vu, ce n'est pas cette ressemblance qui fait que nous percevons, nous dit Descartes : « Ce sont les mouvements par lesquels elle est composée, qui, agissant directement contre notre âme, d'autant qu'elle est unie à notre corps, sont institués de la nature pour nous faire avoir de tels sentiments » (La Dioptrique).

 

Pour bien se faire comprendre, Descartes utilise en de nombreuses reprises une image simple : la parabole de l'aveugle au bâton.

 

« Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu'il fallait vous aider d'un bâton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer que vous sentiez, par l'entremise de ce bâton, les divers objets qui se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez distinguer s'il y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l'eau, ou de l'herbe, ou de la boue, ou quelque autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure, en ceux qui n'en ont pas un long usage; mais considérez-la en ceux qui, étant nés aveugles, s'en sont servis toute leur vie, et vous l'y trouverez si parfaite et si exacte, qu'on pourrait quasi dire qu'ils voient des mains, ou que leur bâton est l'organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné au défaut de la vue. Et pour tirer une comparaison de ceci, je désire que vous pensiez que la lumière n'est autre chose, dans les corps qu'on nomme lumineux, qu'un certain mou­ve­ment, ou une action fort prompte et fort vive, qui passe vers nos yeux, par l'entre­mise de l'air et des autres corps transparents, en même façon que le mouvement ou la résistance des corps, que rencontre cet aveugle, passe vers sa main, par l'entremise de son bâton.  Ce qui vous empêchera d'abord de trouver étrange, que cette lumière puisse étendre ses rayons en un instant, depuis le soleil jusques à nous : car vous savez que l'action, dont on meut l'un des bouts d'un bâton, doit ainsi passer en un instant jusques à l'autre, et qu'elle y devrait passer en même sorte, encore qu'il y aurait plus de distance qu'il n'y en a, depuis la terre jusques aux cieux.  Vous ne trouverez pas étrange non plus, que par son moyen nous puissions voir toutes sortes de cou­leurs; et même vous croirez peut-être que ces couleurs ne sont autre chose, dans les corps qu'on nomme colorés, que les diverses façons dont ces corps la reçoi­vent et la renvoient contre nos yeux : si vous considérez que les diffé­ren­ces, qu'un aveugle remarque entre des arbres, des pierres, de l'eau, et choses sem­bla­bles, par l'entremise de son bâton, ne lui semblent pas moindres que nous font celles qui sont entre le rouge, le jaune, le vert, et toutes les autres cou­leurs; et toutefois que ces différences ne sont autre chose, en tous ces corps, que les diverses façons de mouvoir, ou de résister aux mouvements de ce bâton.  En suite de quoi vous aurez occasion de juger, qu'il n'est pas besoin de supposer qu'il passe quelque chose de matériel depuis les objets jusques à nos yeux, pour nous faire voir les couleurs et la lumière, ni même qu'il y ait rien en ces objets, qui soit semblable aux idées ou aux sentiments que nous en avons ».

 

La vue connaît le monde comme l'aveugle qui avance en tâtonnant à l’aide d'un bâton. La sensation d'un corps contre son bâton lui permet de se diriger, bien que cette sensation ne soit  en rien semblable à la chose en soi. Ainsi, plus généralement, le perçu n’a nul besoin de ressembler fidèlement à l'objet réel ; il le signale à travers nos prédispositions contingentes à générer des signes à partir d’un stimulus.  Les choses ne sont jamais pur donné immédiat ; elles sont toujours déjà tournées vers le signe arbitraire qui atteste de leur présence et ménage la rencontre dans le registre du perceptible. L'aveugle, à travers la médiation de son bâton, distingue entre les arbres, les pierres, l'eau, de même que nous distinguons entre les couleurs, par un principe de constance. Chaque fois que le bâton rencontre un arbre, il réagit à l'identique. Bien que le signal ne possède aucun point commun avec la chose en soi,  il finit par être assimilé à elle. De même les couleurs n'ont rien de commun avec la sensation de couleur. Nous savons aujourd’hui qu’elles sont provoquées par le jeu des longueurs d'onde sur les cônes et les bâtonnets de nos yeux, information aussitôt traitée par le cerveau et restituée sous forme de sensation colorée. Les couleurs n'existent que dans la fragile coïncidence de la rencontre avec un regard humain.

 

« Vous voyez donc assez, conclut Descartes, que, pour sentir, l'âme n'a pas besoin de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses qu'elle sent ; mais cela n'empêche pas qu'il ne soit vrai que les objets que nous regardons en impriment d'assez parfaites dans le fond de nos yeux… ».

 

Nous avions appris depuis les Grecs à tenir la réalité perceptive dans un rapport d’analogie (l’écart entre l’être et le paraître) avec le monde. Imparfait, douteux, ce rapport d’analogie posait naturellement la question de l’écart entre le référent et l’analogue ; entre réalité et monde perçu. Or nous découvrons avec Descartes qu’à cette question fondatrice peut légitimement s’en substituer une seconde, tout autre, fondée sur l’homologie. Un rapport d’homologie ne prétend pas à l’exactitude mimétique : il chasse même cette problématique de son champ de questionnement. Le monde perçu est alors un ensemble de signes contingents, mais dont la contingence est dépassée dans un rapport au réel qui n’en réfère plus à l’identité mais à l’isomorphisme – à la synchronisation. Le heurt du bâton de l’aveugle de Descartes n’est pas identique au monde mais en est la manifestation, le signal. L’expérience sensible à travers le percept passe donc par un ensemble de signaux arbitraires. Tout à la fois nécessaires et contingents, ceux-ci n’entretiennent pas à l’égard de la réalité extérieure un rapport d’identité ni même de représentation mimétique. Ils n’entretiennent pas avec elle un rapport d’analogie mais un rapport d’homologie associé à un principe de constance.

 

Pour la première fois dans la pensée occidentale, l'ancestrale question de la conformité de l'image perçue (représentation) à la chose même n’est désormais plus le point central - et cet écart est fondateur : « Il est seulement question de savoir comment les images peuvent donner moyen à l'âme de sentir toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance ». La seule question qui vaille pour Descartes est celle de la perception dans son rapport au vrai, et de la transmission de l'information visuelle qu'elle suppose. Et qui dit information dit système de signes arbitraires mais décryptables selon un certain ordre : « Il faut prendre garde à ne pas supposer que pour sentir, l'âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau, ainsi que font communément nos Philosophes (…). Il y a plusieurs autres choses que des images qui peuvent exciter notre pensée ; par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune façon aux choses qu'elles signifient ».

 

Le passage de l'image au signe instaure une rupture épistémologique majeure : la question de la conformité de l’image visuelle au réel glisse vers celle, tout autre, de la restitution d'une sensation visuelle à travers un processus non visuel. Cet arbitraire du signe établit un rapport d'isomorphisme, et non d'identité ou de ressemblance, entre l’observateur et la chose observée. La rupture cartésienne avec la pensée classique tient tout entière dans cette dissociation du signe et de la ressemblance. « Les représentations que nous formons des choses ne peuvent être que des symboles, des signes naturels des objets, dont nous apprenons à nous servir pour régler nos mouvements et nos actions » (Helmholtz).

 

Avec Descartes c'en est fini de la problématique de l'image du monde en tant que mimesis ; en mettant à jour la médiation du percept, il entre dans la question du traitement de l'information entendue à partir de l'arbitraire du signe, à la manière dont Saussure en donnera plus tard un développement en linguistique. L’affirmation de la représentation implique l’abandon de l’attachement à la ressemblance. Passage de l’image au signe.

 

La constitution du sujet moderne par Descartes passe par cette rencontre à l'aveugle entre l'homme et le monde - ce monde que nous ne connaîtrons jamais autrement qu'au travers d'un système de signes arbitraires. De l'un à l'autre il n' y a pas similitude, mais rencontre ; rapport, correspondance, symétrie, isomorphisme, coïncidence, synchronisation...

 

Même s’il y a rupture méthodologique, l'objet du discours cartésien n'est pas, comme a l’a trop souvent répété, de séparer l'homme et le monde. La médiation du percept en tant que système de signes arbitraires, si elle constitue un écart, ouvre aussi cet espace où l'approche se configure - où la rencontre entre l'homme et le monde redevient possible, pour la première fois dans l'histoire de la pensée occidentale, dans un contexte décléricalisé.

 

Dès lors le constat s’impose de lui-même : le monde ne nous est pas connu à travers les images que nous en avons (le phénomène), mais par le système de signes arbitraires qui transforme les informations du visible en perception visuelle. Du coup rien ne s'oppose : noumène et phénomène au contraire collaborent. De sorte que l’on peut aisément établir que l'égarement du dualisme ne vient pas de Descartes mais bien de Kant.

 

Avec le Cogito Descartes pose moins le « je » que le fondement rationnel du principe de réalité. Souvenons-nous de la Méditation Seconde : « De la nature de l’esprit humain, qu’il est plus aisé à connaître que le corps ». Le Cogito – à savoir : la faculté du monde extérieur à se constituer comme objet pensé, pensable -  constitue la première preuve ontologique de la réalité extérieure ; version laïque de la preuve ontologique d’Anselme de Canterbury. C’est le premier pas de la raison hors de la croyance religieuse. Le doute hyperbolique permet, tout en se débarrassant de tout rapport transcendant, de renouer avec la certitude d’une vérité possible à travers le jeu des apparents. L’isomorphisme cartésien va servir de socle au monde post-religieux qu’il inaugure. Le signe n’est pas la chose, mais l’expression de sa face approchable à travers nos prédispositions contingentes à lui faire accueil : le champ d’une rencontre avec le monde.  A partir de là la réalité réside non plus tant dans les choses que dans les relations que ces choses entretiennent. Entre deux, là où il y a du jeu – le champ ouvert d’une logique tectonique.

 

Descartes fait passer la sensation visuelle, par relation d’équivalence, de l'immédiat des sens à la médiation du signe ; mais cette médiation fait lien. C’est à travers le principe d’isomorphisme que le voir, percept devenu, débouche sur une connaissance certaine. Ainsi le monde nous est-il redonné, au-delà du doute et de l’hallucination collective. De sorte que notre rapport aux choses ne se fera plus sous l’auspice de la défiance, mais bien de la confiance et de la rencontre.

 

L’enjeu actuel d’une philosophie de la perception consisterait à ouvrir un champ nous permettant de vivre dans une harmonie retrouvée avec le monde. Pour ce faire il me paraît de toute première nécessité de commencer par libérer l’esprit de la question somme toute aporétique du réel. La notion «d’isomorphisme» définie à la faveur de notre lecture de la Dioptrique de Descartes  redonne champ et mouvement à l’esprit, au-delà de ce questionnement qui jusqu’alors en marquait une limite infranchissable.

 

 

 

 

Gérard Larnac

 

(extrait de Le Regard échangé, essai disponible sur http://www.amazon.fr )


[1] Gérard Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité (Seuil, 1988).

[2] Gérard Simon, Archéologie de la vision (Seuil, 2003).

[3] La première distanciation étant le fait de la pensée symbolique.

[4] A l’opposé de l’intromission, on emploie le terme de projection, ou encore d'émission, qui se complètent utilement.

[5] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde - une histoire politique de la religion (Gallimard, 1985).

[6] Objet de bien des commentaires, ce « maître et possesseur de la nature » est chez Descartes une citation de la Bible et rien de plus ; son but consiste à flatter le clergé et tenter ainsi d’échapper à la censure. Descartes du reste met une distance critique, puisque la phrase exacte est une comparaison : « comme maître et possesseur de la nature ».

[7] Gérard Simon, Le Regard, l'être et l'apparence dans l'Optique de l'Antiquité , op.cit.

[8] Carl Havelange, De l’œil et du monde – une histoire du regard au seuil de la modernité (Fayard, 1998).

[9] La limite de la pensée de Descartes, s'il en est une, consiste à empêcher que se déploie la dialectique des parties et du Tout. En distinguant le réel en unités élémentaires, il rend impossible la compréhension du Tout qui n'est jamais réductible à la somme des parties, mais qui génère sa dynamique propre. La structure dynamique de la partie et du Tout lui échappe. "Il est indispensable de pouvoir penser l'unité du multiple et la multiplicité de l'un", dit Edgar Morin. La véritable dualité cartésienne réside à ce niveau, bien plus que dans la fameuse distinction entre  res cogitans et  res extansa sur laquelle on insiste tant.

[10] La raison a moins à promettre que la croyance ; en cela elle est toujours un peu décevante. La lucidité est à ce prix.

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25 janvier 2008 5 25 /01 /janvier /2008 12:10
Mon heure est venue Puis elle est repartie Qui de nous deux n'a donc pas su voir l'autre Depuis je vis sans heure Rincé de cette illusion Un peu à l'écart Rigolant sous cape
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12 janvier 2008 6 12 /01 /janvier /2008 14:17
J’admets ma mort. Non plus comme un accident, une impropriété de la nature, une rature, une défaite. Mais comme chose à l’égal des autres choses, rajoutée à la série : ce bol que j’ébrèche, cette plume qui crisse, le souffle plus ou moins proche des bombardements, la branche qui ploie sous la bise automnale, la ramette de papier quatre-vingt dix grammes, ce livre que je prends, ce livre que je pose, ces quelques légumes ramenés du dehors, le cri dans la rue de quelqu’un qui demande des nouvelles, le poste de télévision branché sans interruption sur les informations, toutes ces choses, toutes ces choses, avec ma mort au bout.

 

Elle est là. Tout autour de moi. Dans les écritures serrées de tous ces livres que je n’ai eu de cesse, ma vie durant, d’accumuler autour de moi.

 

Il y a ce pays, avec ses îles et ses oliviers ;  et puis tous ces ports, ces passages à travers le grillage où se sont si longuement mêlées les langues et les sangs. Le sourire éblouissant des filles d’ici est né de l’oubli de nos origines. De ce mélange.

 

Mais ce soir il y a aussi peu d’avenir pour les sourires que pour le sans origine. La liberté de n’être de nulle part nous est désormais refusée. Il faut en être ; d’ici ou de là. Dire son camp. De quel côté de la canonnière.

 

Nous flottons dans nos vêtements, trois ou quatre tailles en dessous de nous-mêmes. Nous nous habituons à ce flottement, à ce vague. A ce gris parcheminé de la peau. Chacun portant aux yeux de tous la trace de notre disparition programmée.

 

Au début une seule question : est-ce cela la peur ? Et puis comme une gêne : laisser un cadavre. Une trace que je laisserai à d’autres, des inconnus, le soin d’effacer. Mourir, oui. Mais laisser ce cadavre.

 

Aussi la gêne finit par rendre la peur plus incertaine. C’est drôle comme les convenances nous préservent des gouffres.

 

Cette mort et ces livres accumulés. Ce besoin des mots des autres.

 

Et maintenant : quoi ? Quoi devant cette violence ? Que disent-ils, ces mots ? Que nous enseignent-ils, maintenant que nous glissons toujours un peu plus vers le désastre ? C’est que peut-être la question de Montaigne « Que sais-je » n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, la question serait plutôt : « Qu'avons-nous fait de ce que nous savions ? ». Que faire de ces mots, que faut-il surajouter à la culture pour qu’elle se fasse conscience.

 

La violence du XX ème siècle nous a accoutumé à ce perpétuel viol des foules, la guerre là, immensément civile, immensément répandue entre les murs effondrés des maisons ouvertes de force. Les cris des familles. Des hommes que l’on tue. Des femmes que l’on emmène. Des enfants aux yeux secs errant dans les décombres. Notre vie passée à consentir à cette dépossession. Nous sommes pris dedans ; dans un dedans de sirènes et de tirs de batteries  anti-aériennes. Un dedans d’écroulements, d’explosions. Entre missel et missile.

 

Les gens qui courent dans les rues. Le regard en coin. Toujours un peu honteux de cette hâte qui dit aussi la faiblesse de chercher un abri. Chercher à échapper aux balles des snipers. Y a t-il une faute à vouloir ainsi continuer à vivre, malgré tout ?

 

J’ai connu autrefois un vieux pianiste juif qui, au camp de Birkenau, interprétait chaque jour, au moindre instant de solitude, des symphonies muettes sur un clavier dessiné à la craie sur le sol. C’est parce qu’il entendait distinctement chaque note de la musique qu’il jouait qu’il avait survécu, c’est en tout cas ce qu’il prétendait.

 

Oser un tel livre.
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6 janvier 2008 7 06 /01 /janvier /2008 16:01

DSC02866-copie-1.JPGPremier jour de l’année. Le silence scintille dans les étoiles froides de l’aurore. Le soleil est encore derrière l’horizon rouge, derrière le noir des collines de caillasse. La lune en quartier dans le ciel bleu, comme vernie, illuminée de l’intérieur, veille. Puis tout ce rouge soudainement se ramasse, se concentre, tandis qu’un vent plus glacial encore se lève, juste avant que ne paraisse le tout premier rayon du soleil de ce côté-ci de la Terre. Notre campement se situe non loin du djebel Sagho, dans la région de Tazzarine, dans le grand sud marocain. Un ciel immense s’est invité au dessus des crêtes bleues de l’Afrou n’Tounalhazam tandis qu’aux vastes plateaux désolés de pierres se sont lentement mêlés les premiers sables blonds des dunes sahariennes. « Je serai mort que quelque chose de moi reviendra assurément pour assister de nouveau à l’arrivée de ce tout premier soleil sur la Terre ». C’est ce que je me suis dit à ce moment précis.

(extrait du Carnet des Pierres et des Sables)

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4 janvier 2008 5 04 /01 /janvier /2008 16:26

 

 

OK, c’est un fait : nous sommes entrés dans la société du signe-spectacle. La surabondance des signes comme spectacle pur. Cette inflation galopante de messages de différents niveaux tend à produire chez l’individu une fragmentation et une dispersion de son attention aux choses. Plus le nombre de stimuli croît, plus l’interaction faiblit. Tout se passe comme si la déferlante sémantique quotidiennement déversée sur l’individu lui était peu à peu devenue comme un bruit de fond. Une esthétique pure. Au détriment d’un sens, d’une exigence de sens (Mais après tout, pourquoi en faudrait-il un ?). Au point que vouloir trouver une signification globale passe désormais pour un archaïsme. Or c’était cette recherche de sens qui fondait naguère la liberté critique de l’esprit. L’élaboration par l’individu, au sens kantien du terme, d’une liberté autonome de pensée (« Ose penser ! »), n’est désormais plus à l’ordre du jour.

Le phénomène est connu depuis longtemps ; c’est son ampleur qui est inédite. L’inflation des signes tend à générer une nouvelle culture qui tend à son tour à accélérer l’inflation des signes. Au moment crucial de sa formation, l’ado met en concurrence les discours traditionnels descendants (parents, professeurs) à vocation prescriptive (« ce que tu dois faire ») et culturelle (« ce que tu dois savoir ») avec les autres types de discours, horizontaux dont il est quotidiennement la cible (Internet, messagerie électronique, sms, chat, baladeur, téléphone mobile, radio, télévision, magazines, publicité, réseau de camarades…). Entre 4 et 14 ans, le jeune est confronté à 850 heures de télé par an, soit l’équivalent du temps scolaire. Son attention traverse ainsi des milieux hétérogènes. La société d’hier hiérarchisait l’ensemble des discours pour leur donner un sens : d’abord le discours des impératifs universels (Religion, Patrie, Humanités, Morale), puis le discours de l’autorité de proximité (curés, parents, professeurs). Tout cela devait forger le périmètre de la conscience privée. L’individu, à partir de là, pouvait se confronter aux différents discours de ses pairs parce qu’il avait déjà construit pour lui-même une grille symbolique solide. On constate aujourd’hui que ceci n’est plus vrai. C’est dans l’interaction avec autrui que s’élaborent les nouvelles valeurs du discours, à travers le prisme de l’exemplarité. D’où le succès des talk-shows où des inconnus déballent leur vie privée qui, a priori, ne nous regarde pas. Mais on veut savoir comment ça marche chez les autres afin de ramener un plan de vie qui nous soit utile à nous aussi. On ne veut plus de grands principes directeurs, seulement savoir si Madame Michu, confrontée à une situation concrète, va vraiment être capable de faire face, et comment elle va s’y prendre (real-tv). Cette force de l’exemple marque aussi le retour pour le moins ambigu du « charisme » comme valeur fondamentale attachée à l’époque. Ambigu car le « charisme », c’est le culte du chef.

Ces nouvelles pratiques symboliques désorganisent le discours, le fragmentent à l’infini. Les histoires particulières succèdent aux histoires particulières, sans volonté de synthèse. Regardez comment un ado explore un jeu vidéo qu’il ne connaît pas : non en lisant le mode d’emploi, mais en se jetant directement dans la complexité des interactions. De façon plus générale c’est désormais ainsi qu’agissent les individus. L’interaction, l’affordance, l’agir en réaction sont désormais les nouveaux modes d’acquisitions des connaissances. Connaissances qui, parce que le mode d’accès a changé, ont elles-mêmes changé. Ce n’est plus le texte fixé une fois pour toute du livre mais l’hypertexte toujours mouvant du web. Avec un risque notable : que  la dynamique euphorisante de l’accès éclipse l’attention portée à la connaissance proprement dite. Les anciennes systématiques, les anciens dogmes, ne tiennent plus. La réaction intuitive prend le pas sur le jugement hérité de la philosophie grecque. Un tel monde, en rupture avec le modèle cartésien, ne s’affranchit-il de la raison que pour mieux laisser toute la place à la croyance aveugle et à la réaction épidermique ? Reste pourtant une avancée considérable : le sens est devenu un nomade perpétuel, jamais fixé une fois pour toute.

La surabondance de sollicitations par la marée montante des signes proliférants fait courir le risque du « neutre ». Passé un certain point, plus on « stimule », moins on obtient de réactions. L’apparition d’un citoyen conscient et libre n’a peut-être été au fond qu’une courte parenthèse dans une brève histoire. « Le spectacle éloigne l’homme de lui-même ». Debord, davantage cité que lu, énonce là les règles du jeu actuel. La féerie hallucinée à laquelle nous convie la société hyper consumériste évacue peu à peu les « questions essentielles » (Comment vivre ? Comment mourir ? Qui suis-je ? Que me sont les autres ?...). Le libre et le juste ne sont plus des catégories opérantes. Dans la nouvelle matrix, le sujet d’hier s’est transformé en avatar. On ne vit plus, on joue. On ne meurt plus, on rejoue. L’interaction forte des temps principiels s’est métamorphosée, presque sous nos yeux, en interaction faible, vague, soumise entièrement au jeu des pulsations imposées par les émetteurs de signaux. Le signe n’existe plus en tant que tel – seul existe l’intensité du flux qui les produit. Nous sommes passés de la production de signes à la production d’intensité pure. D’où le culte de l’énergie, de la brutalité grégaire, au détriment du doux, du pacifique, du libératoire. 

Ce phénomène, on en a la trace en politique, avec un basculement très net au détour des années 90, lorsqu’à coup d’habiles communications la droite s’est mise peu à peu à incarner la jeunesse, le courage d’entreprendre, le goût du risque et de la nouveauté, tandis que la gauche, qui incarnait naguère l’esprit de 1789, se trouvait réduite au conservatisme frileux et à l’archaïsme.

Cette féerie consumériste, coupée des questions essentielles (et en cela libre des tourments qui leur sont associés), n’est pas aussi idéologiquement neutre qu’elle le prétend. Pour fonder son pragmatisme cynique et hystérisé, elle va se chercher d’autres valeurs. Une autre « féerie », réactionnaire celle-là : retour des cultes oubliés, le fort, le messianique, le tragique, l’ordre, la pureté…   

Ce post-humanisme n’est sans doute que la figure festive et chamarrée d’une résurgence nettement réactionnaire. Une hallucination collective que l’on espère passagère.

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15 décembre 2007 6 15 /12 /décembre /2007 10:18
La vérité ne réside pas tant dans les signes que dans le coeur de celui qui est venu pour les déchiffrer.
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14 décembre 2007 5 14 /12 /décembre /2007 10:21

Nuit d'hiver, glaciale, quelques degrés à peine au-dessus de zéro, je me hâte vers "Le Quai du Blues" pour quelques verres, quelques stars du show-biz et surtout la guitare d'Alvon Johnson - le Pont de Neuilly flambe de toute la morgue cacochyme de La Défense. Soudainement cela. Solitaire blancheur inquestionnable il se laisse dériver dans le noir, immensité pensive au fil de l'eau - le cygne sauvage de la Seine.

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13 décembre 2007 4 13 /12 /décembre /2007 15:22

Difficile, quand on aime la littérature, d'entrer franchement dans la blogosphère. Pas un ne vous le dira : qu'est-ce qu'on s'y emmerde, à se prendre des insultes et des coups bas, à voir son propos sans cesse recouvert de malentendus et rabaissé. Bien loin de mots d'esprit, ce ne sont que postures ingrates confites dans leur auto-satisfaction, leur frustration, leur résignation, que sais-je. Borborygmes littéraires, plus que blogs. Chez  Assouline, vous parlez de la couleur du ciel chez Baudelaire on vous répond Shoah. Ce qui est un vrai sujet en soi (ce fut celui de mon premier livre), mais qu'un communautarisme rance ultra-politisé utilise à des fins personnelles, quand ce n'est pas d'une façon étrangement névrotique. Donc exit Assouline et son chouette blog où je fus bien sûr traité de tous les noms jusqu'à ce qu'un de ses gardes rouges, moins bourré que les autres, ne reconnaisse ici quelques textes convenablement littéraires et ne remâche ses injures. J'allais donc chez François Bon. Celui-ci, il me paraît sérieux, d'une sensibilité sans doute proche de la mienne. Un auteur que je respecte éminemment, sans partager pour autant les partis pris esthétiques. Mais là, froideur : je ne fis pas de louanges trop indulgentes sur son Bob Dylan (pas de chance, Bob Dylan est le pseudo que j'utilise pour faire de la scène lorsque je reprends mon accent yankee, alors pensez-donc !) et le premier livre de la collection Déplacement, sur lequel je me suis précipité, m'a semblé un intégral foutage de gueule. Mais surtout, j'ai osé critiqué avec précision un texte précis de Mme Angot et là, ô stupeur, pour réponse attaques perso et tir de barrage dans les commentaires. Mieux aurait-il donc valu qu'on écluse quelques gorgeons en silence. Vint Léo. Léo Scheer. Pour moi, un éditeur impeccable. Mais sur son blog c'est pareil : il faudrait toujours tout prendre au sérieux, le respect, la petite niaiserie commerciale qui joue l'arbitre des élégances dès que vous balancez la moindre critique, fouettard, foireux, bref de l'ordre, la force du réseau, tout ça ronronne dans l'auto complaisance. Et ce procès d'intention, inepte, fait à François Bon, comme un qui ne supporterait pas la concurrence en matière de web littéraire ! Alors dire ici ce qui a été effacé ailleurs (c'est curieux ce qu'on efface quand on fait le métier de produire des textes) : le contraire d'un écrivain n'est pas un autre écrivain, c'est ce qui voudrait empêcher toute culture. A l'heure du tout-multimédia, pourquoi pas plus de solidarité, d'écoute, de modestie ? Plus personne ne lit les éditeurs, grands ou petits. Un livre vit en moyenne (y compris donc les best-sellers) 56 jours : après quoi il disparaît à tout jamais. 25% à peine de la production de livres attérissent sur la table des libraires. La question n'est pas, contrairement à l'agitation actuelle, de publier autrement, mais de diffuser efficacement. Non pas découvrir un texte et fabriquer un livre, mais le mettre entre les mains de ses vrais lecteurs. Alors quoi ? On continue à faire les malins, ou on fait vraiment oeuvre utile, collectif et non réseau, découvreurs plutôt que gardien du temple de ses (toutes) petites croyances bidons et manigances diverses ? On échange, ou on ostracise ? On se mélange, ou on s'étiole ? Qui sont ces cuistres, ces petits lansquenets de la culture en dentelle qui sont tout près à s'étriper avec une violence inouïe, alors même que tout le monde s'en fout ? De quel autisme est donc frappé ce petit monde ? Oui ; urgence absolue de retrouver au fond de nous cet enthousiasme tellurique qui nous fit embrasser le monde des livres, quitte sinon à périr de cet ennui que nous aurons disséminé tout autour de  nous. Peut-être faudrait-il un peu plus de silence. Se réapproprier le silence pour y forger, tranquilles, d'autres mots, d'autres attitudes ; cette posture qui met fin aux postures : l'écoute bienveillante. Si l'amour de la littérature ne conduit pas à ça, eh bien quittez la littérature !  

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8 décembre 2007 6 08 /12 /décembre /2007 10:50

Ils sont entrés dans la pièce ils étaient trois alors chacun son coin, Comme il n’en restait qu’un c’est celui-là que j’ai choisi, attendant qu’ils me sortent leur sentence leur jactance, Je te voyais tu passais sous mes fenêtres dit le premier, Tu avais pour habitude de rire fort et de te mettre dans de ces colères, Tes cheveux en désordre et tes yeux toujours ailleurs, Tu aimais le panache, Plus que tout le panache, Le reste comptait peu, Que s’est-il passé, Les heures étaient si longues alors, Quelles furent toutes ces affaires tellement urgentes qui t’ont conduit à me négliger, L’amour le sexe la route la poésie, Je ne sais pas, Tout ça est si loin, Tu es devenu tout à la fois si désespérément même et si cruellement autre, Le deuxième me posa seulement des questions, Cette nuit comment la traverses-tu, L’ignorance comment la contournes-tu, L’arrogance comment la maîtrises-tu, Le troisième dit (il bégayait un peu) eh toi mmm-méfies-toi je suis celui qqq-qui vient, Celui toujours à nnn-naître, Il se pourrait bien que je sss-sache la fff-fin de l’histoire, Veux-tu en savoir plus sur ce qui sera fff-fait ou défait en ton nom, A vrai dire je n’ai plus de place pour la revanche ni pour la rédemption, Où sss-seras-tu quand la stupeur ouvrira grand tes yeux, Que tu diras C’est aaa-arrivé, Penses-tu ttt-te défiler cette fois encore, Sauras-tu encore rrr-rire de toi-même, Lorsque les quatre coins n’en feront plus qqq-qu’un, A la minute exacte où le temps 
                                                sur ta bbb-bouche
                                                                            expire

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