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2 mai 2009 6 02 /05 /mai /2009 21:01
Fouler l'Ailleurs, défouler l'Ici.
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1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 13:59

 

                                                    Bleecker Street Chronicles

 

 

« Il confond tout. Ses désirs seuls sont clairs »

(Partition Rouge)

 

 

 

   

 

 

Les rues de Greenwich Village. Plus impérieuses qu’une terre natale. Une chanson de Thomas Dybdhal, un vers de Jack Kerouac, ce genre de choses qui vous illuminent soudain de l’intérieur comme une citrouille d’Halloween. Revoir encore et encore le Village, danser sur l’arête de ses trottoirs quelques pas de mes vieilles ivresses inentamées. Même si, bien entendu,  Bleecker Street n’est plus dans Bleecker Street, que le temps n’est plus où « 30 dollars ça te paye la piaule », ainsi que le chantaient Simon & Garfunkel dans les années libres de l’autre siècle. Si tu veux rester dans la course tout se passe désormais ailleurs, à Brooklyn, du côté du Red Hook paraît-il, ou à Long Island. Mais à quoi bon connaître les nouveaux territoires, puisque les anciens n’ont pas encore tout dit. Savoir dès le départ qu’il s’agit d’autre chose. Ne pas être dupe. Juste aller taquiner « le grand contexte », comme dirait Kenneth White.

 

 

M’y voilà donc. Trois jours solitaires à arpenter Bleecker Street, Bleecker Street à nouveau, frénétiques embardées sans mobile apparent sur les trottoirs du temps. Ses clubs. Ses bars. Ses restaurants où toutes les saveurs du monde. Ses moindres coins de rue, à la croisée des noms. Tentative d’embrouillement d’un lieu afin qu’échappant à lui-même il devienne peut-être le lieu de tous les lieux. Le contexte du hors-texte, du hors-champ. En provenance de Madrid (que diable suis-je allé foutre à Madrid), le long-courrier de la compagnie Iberia qui m’a déposé là portait le nom de Salvador Dali : pour sûr, un peu de surréalisme ne nuira pas. C’est toujours là compagnie hautement revigorante. N’est-ce pas Marcel Duchamp qui, en 1916, déclara solennellement le Village « Etat de la Nouvelle Bohème et République Indépendante Autonome » ? Brutal comme une envie de pisser dans les fontaines publiques, pas vrai ?

 

 

De vieux songes indiens rôdent dans ces parages comme bans de brume sur ces anciens marais. Avant l’arrivée des Blancs l’endroit se nommait « Sapokanikan », « le champ de tabac ». J’aime bien cette idée de champ, d’espace ouvert, et en même temps cette fumée rituelle qui vous emporte au-delà de vous-même, éclaircissant la pensée, dégageant les perspectives autant que les narines. Sans doute celle-ci donne-t-elle plus de force aux rêves qui prennent ici naissance (Rien de plus solides que de grands rêves consistants). Dans la stupeur et dans l’écart.

 

 

Ce serait donc ça, le Village : écritures sauvages, encreusées dans la nuit, comme échappées d’un carnet perdu. Lente dérive dans ses rues perpendiculaires, ligne à ligne, avec dans les yeux des images surexposés d’hirsutes débonnaires pendus à leur guitare, mages barbus cheveux longs portant lunettes un peu voûtés sur leur livre et déclamant poèmes en cavale - scansions nouvelles, souffles nouveaux venus des confins du continent des confins de l’esprit – et tous avec bouts de papelard qui dépassent des poches.  

 

 

Le Washington Square, aux portes du Village, est en train de se refaire une beauté, chantier encore. Spectacle guitaristes (la guitare est ici ce que l’accordéon est à la Commune Libre de Montmartre), batteurs, jongleurs, danseurs de hip-hop acrobatique, foule bon enfant des doux dimanches après-midi dans le cosmos, bongo, congas, saxo, joueurs d’échec sur les tables en ciment, sentir que le temps peut passer, qu’il nous suffira, qu’il nous en restera toujours assez pour y respirer, même si éphémère, cette vie-là. Mais aujourd’hui pas un chat sur Washington Square Park. Trop froid. Et dimanche est encore loin.

 

 

Peau rouge peau noire peau jaune peau blanche Bleecker Street au long cours héraclitéen rêve utopie anarchie bohème dérivant sans relâche au-delà des limites il se pourrait bien que l’on raconte tous la même chose sur Bleecker Street mais l’important n’est pas là nous partageons le chant mais il faut le faire descendre jusque dans notre pas singulier si l’on veut accomplir la danse.

 

 

On la croit folle parce qu’elle harangue les passants, la fille de bonne famille avec son chic bandeau dans les cheveux et son parfum de marque, veut juste leur dire combien elle les aime combien elle croit en eux, beautiful people, car elle voit en eux la lumière, cette foi, cette ferveur dans le caractère éblouissant de chacun des êtres humains qui peuplent cette planète, ailleurs on dirait psychose maniaco-dépressive exacerbée par l’usage abusif de stupéfiants, ailleurs on tenterait de l’enfermer mais pas ici, ici c’est Bleecker Street on n’enferme pas le vent qui va par ses chemins divers et toujours singuliers, ici tu peux aller pieds nus si le cœur t’en dit et même tout nu sur des patins à roulettes lorsque le temps le permet.

 

 

Silhouettes vagues, souvenirs fumant cigarettes devant sorties de secours. Buvant Tokey au goulot sur Bleecker Street en se demandant que faire après ça – doit-il y avoir seulement un après. Méditant sombres dans des cours intérieures, en ces noirs passages serrés entre les blocs aux briques souillées escaliers aux échelles remontées - récitant mantra des illustres : Walt Whitman vécut là Dylan Thomas vécut là (soûl le plus souvent à la White Horse Tavern) Mark Twain vécut là Edgar Allan Poe vécut là Henry James vécut là Theodore Dreiser vécut là John Dos Passos vécut là e.e cummings vécut là Djuna Barnes vécut là. Et Edward Hopper. Et Robert Frank. Et Mark Rothko. Et Jackson Pollock. Dans son appartement de Bleecker Street Jack Kerouac, qui fut un temps employé à la plonge au Figaro Café, donna lecture pour la première fois du rouleau intégral de On the Road. 36 mètres de prose spontanée libre.

 

 

(Est-ce que tout le monde est ivre ici ?

Tout le monde je ne sais pas

Mais moi

Ça se pourrait.)

 

 

Bleecker Street source urbaine de la route, de la grand-route Whitman aux hurlements solitaires, raids immenses à fracasser les cadres d’ici à North Beach San Francisco sur la côte Ouest, attends-tu vraiment que le deal soit correct ou vas-tu te décider à bouger pour de bon, ou bien ne fais-tu que jouer avec cette idée par provocation pure, OK si ce poème n’est pas le bon jette-le écris-en d’autres ne t’en fais pas, Bleecker Street c’est une longue route beaucoup moins droite qu’il n’y paraît, Jack Kerouac Allen Ginsberg Gregory Corso William Burroughs – Village Voices in the Dark - il n’y aura pas de Canaan si ce n’est dans la route qui y conduit, alors autant commencer par le commencement, à Bleecker Street par exemple, il y a toujours quelque chose qui commence à Bleecker Street, éclats brûlés des discussions interminables toujours quelque chose à rajouter rumeur de chaises de verres de guitares qu’on accorde lentement, murmures et rires sous la lampe, stylos courant sur des pages noircies raturées continuées par trépidations exaltées, visages qui en sourient d’avance, d’être ici, New York n’est après tout qu’une dépendance vague de Greenwich Village, province insituable passée la 14ème rue, où tout n’y est question que de réussite, de politique, d’économie, autant dire du vent, à Jack Kerouac « C’est quoi pour toi la gloire ? », « hum, it’s like old newspapers blowing down Bleecker Street », nous vouloir plus larges horizons, nous âmes errantes cherchant pensées migrantes, extase déconstruction, Bleecker Street qui résiste à l’invasion yuppie déculturée depuis que les lofts sont à la mode et l’art soumis à cotation, a su mélanger les vagues italiennes, chinoises, cette façon de se tenir sur le fil de l’éphémère, de la non-origine originelle, où l’histoire de l’émigrant laisse un espace vacant comme autrefois on laissait toujours une place à table pour plus pauvre que soit, juste un coin pour se poser un instant, et ce coin c’est la bohème qui s’y installe, OK je prends, ce coin de table pour écrire, ce coin de comptoir pour siroter vite fait une bière à l’œil, ce coin de sofa déglingué idyllique pour dormir dans le plein midi solaire et faire l’amour avec tous ceux et celles qui le désirent, ce coin de scène pour dire ses poèmes ou marmonner de vieilles réminiscences rimées gratter une guitare devant inconnus plutôt bien disposés qui par la suite hésiteront moins à venir dire leurs propres poèmes gratter leur propre guitare vivre leur propre histoire sur Bleecker Street, au Bowery Poetry Club & Cafe sous le portrait géant d’Allen Ginsberg « Everything is subject to change », accueil « sympa » comme disent les guides de voyage (chez Barnes & Noble sur la 5ème, qui se targue d’être la plus grande librairie du monde, le rayon « guides touristiques » est quatre à cinq fois plus étendu que le rayon « littérature de voyage ») et le regard de cette jolie blonde est plus bleu que l’air vif des cimes, un peu plus loin à l’angle de East Houston et Bowery une immense fresque murale de Keith Harring, seule différence on a rajouté des projecteurs pour mieux la voir la nuit et de toute façon ce n’est pas l’original de Keith Harring, seulement une citation urbaine.

 

 

C’est là, sur Bowery, que finit ou commence Bleecker Street, l’appel est trop fort, me voilà qui remonte Bleecker Street dans la lumière de ce midi à la fraicheur encore hivernale, dans une cabine publique un téléphone pend au bout de son fil, comme le symbole de toutes ses tentatives dérisoires auxquelles nous nous croyons astreints, à côté un message repose qui parle de Dieu, le type a pas dû faire le bon numéro, a préféré laisser tomber, sa vie, Dieu, le téléphone, tout ça, un peu avant Laguardia Place j’aperçois la marquise grise du Bitter End, des écureuils pas farouches vivent leur vie, l’un d’eux croise mes pas et me renvoie un regard plein de stupeur et d’interrogation, passée la rue de Laguardia Place Bleecker Street commence à dérouler le festival de ces clubs, sous-sols, entresol, de plain-pied, le Bitter End tout d’abord au 147, puis le Terra Blues, The Red Lion, le Back Fence à l’angle de Thompson Street, Kenny’s Castaways, the Village Lantern, on n’a même pas à changer de trottoir, quelques boutiques un peu crades, tatouages, piercings, des restaurants, des bijoux du Tibet, puis le 1849 et au bout Bleecker Street vient couper l’Avenue of Americas - un magasin de disques, un Funeral Home – pour se poursuivre de l’autre côté dans un monde différent, moins baroque, plus résidentiel. Un peu plus haut c’est le Village Vanguard sur la 7ème, efflanqué sous sa marquise rouge passé, coincé entre la Pizzeria Rivoli et un de ces salons de beauté qui ont envahi la ville. Prendre par Minetta Lane, petite venelle paisible où deux femmes totalement nues posent sous l’œil d’une photographe et de son éclairagiste, étrangement, sculpturalement accroupies l’une dans l’autre comme en une vision solaire de Kama Sutra – sans doute des danseuses du Garden of Earthly Delights tout proche. Puis MacDougal Street The Fat black Pussycat au sous-sol duquel, quand l’établissement s’appelait encore The Commons, un beau jour d’avril 1962, un certain Bob Dylan improvisa d’un jet le texte de « Blowin’ in the wind ». Au 116 l’ancien Gaslight Café aujourd’hui disparu où le même, mais avant lui la génération Beat. Ecritures fébriles des caves. Conscience et désillusion dans leur ballet ardent ; qui l’emporte ? « Tout est possible » et « Rien ne se passe », comme une marée qui tour à tour se donne et se retire, laissant, improviste, des traces, des avis de passage - des certitudes, ça, jamais. 

 

 

Ecrire. Marcher. Ecrire en marchant. Jeté bagage. Jeté mémoire. Perdu la clef. De cette façon tout vous allège. La rue n’est plus alors que le sillon étroit de très obscures espérances. Un fil à votre pas de funambule. Chaque vrille de mots sur la page. Elle éveille quelque chose au plus vif de l’esprit. Quelque chose que l’on n’a pas encore appris à nommer. Quelque chose cependant vers quoi l’on tend. Retenir en nous ce flux qui nous submerge. Au-dessous de la ville une ville seconde, une ville réduite au sol froid, marécageux, territoire où rien d’humain ne se raccorde, ne se coordonne, grand sol inaperçu à la lumière des clubs, piste, sente, terre à peine foulée de nos pas soudain si légers qu’elle n’en conservera nulle empreinte.  

  

 

Au Bitter End ce sourire plein de groove étincelant cette ample calme générosité cette voix chaude ce piano cette main d’Egyptienne sacrée dans le désert du temps Rosabella Gregory ensorcelle l’espace son art et sa beauté ils viennent de loin Bleecker Street est toujours Bleecker Street si l’on peut y découvrir encore de tels enchantements. En revanche la chanteuse suivante célinedione comme si elle pensait à autre chose, qu’elle serait mieux ailleurs, en même temps on s’en fout, tout ça est sans mystère - c’est horrible cette mode de toutes ces péronnelles qui veulent à tout prix nous faire oublier qu’il y a cinquante ans elles auraient juste été d’honorables ménagères un peu plus glamour que la moyenne… Artiste, c’est quand même autre chose : parlez-moi de Karen Dalton, par exemple. Brûlure souveraine. Vraie souterraine. Reine de Désolation. Je sors avant la fin du set, vaguement écoeuré. Au moins dehors l’air est tout aussi froid, mais vif.

 

 

Autrefois ce n’était pas les enfants de la bourgeoisie qui enrichissaient les clubs, les clubs, ils ne devaient d’ailleurs pas trop rouler sur l’or, non, c’étaient les poètes, c’étaient les musiciens le vrai public, tour à tour devant et sur la scène, un chaudron magique où chacun venait puiser dans le partage d’un même mode de vie et de semblables énergies, pas le bourgeois et sa jolie bouche à faire rouler interminablement les petites cuillers en argent entre ses lèvres satisfaites, ce n’est qu’en partageant les rêves et la débrouille, rien à voir avec ces minets sophistiqués et bien nourris avec leur gueule de week-end et leur décapotable de luxe garée en double file. Ils viennent maintenant chercher du « fun », de « l’entertainment », quand on venait ici chercher sa vie.

 

 

Le blues est remonté du delta du Mississippi jusqu’à Chicago. Le rock, lui, s’est arrêté à Memphis, Tennessee. Le jazz s’est arrimé aux nuits folles de New Orleans et de New York, c’est un fêtard, il n’aime que le nouveau. Mais pour le folk c’est Bleecker Street, Bleecker Street et rien d’autre. Woody Guthrie. Pete Seeger. Dave van Ronk. Ramblin’Jack Elliott. Phil Ochs. Tom Paxton. Fred Neil... Jusqu’à ce que venu tout droit de la région des Grands Lacs ne se lève le typhon Dylan qui embarque tout ça dans une autre dimension. Qui elle non plus n’a pas encore tout dit. Ils vont à Bleecker Street, reviennent de Bleecker Street. Jamais vu autant de porteurs de guitare qu’aux environs de Bleecker Street. Il est partout le folk, cinquante ans ont passé mais il y a un groupe à chaque coin de rue et la foule dans tous les clubs dès la tombée de la nuit. Le Café Wha ? où débutèrent Bob Dylan puis Jimi Hendrix est devenu une étape pour représentant de commerce en goguette et pour étudiant de bonne famille venu enterrer sa vie de garçon – tout le monde est content, on a dansé entre les tables - heureusement dehors dans la rue quand je sors de là quatre guitaristes font une danse apache au milieu de la chaussée en envoyant très haut le bon vieux folk des routes, histoire de se chauffer avant d’aller se produire sur une scène du quartier – c’est quand même autre chose. « Le folk c’est un détecteur de mensonge », a écrit Elliott Murphy. Je me souviens de ce folk-singer sur Market Street, San Francisco, il jouait des chansons de John Denver et devant lui, assis sur le trottoir parmi les cinq ou dix qui restaient là à l’écouter, il y avait ce clodo à l’ancienne, bandana et trogne de pirate, je me souviens de ses mains lourdes et sales et crevassées posées là devant lui comme si elles ne lui appartenaient plus, de ses larmes qui roulaient de ses paupières froissées.

 

 

La guitare est un des rares instruments de musique que tu peux garder dans ton dos tandis que tu t’arrimes clandestinement à un train de marchandise qui fait route vers l’ouest dans le fracas de la grande nuit américaine. Et ce trait de métal fauve entre tes lèvres, l’harmonica, il t’aide à trouver le souffle, la bonne vibration – bien utile pour porter un regard long sur les choses - ses cris entrebâillant d’autres écarts, d’autres clartés, malgré amère rigueur du vivre, ulcérations et ferveurs confondues. Le folk, c’est pas du folklore de Far-West mais un truc qui te propulse en plein centre du grand immédiat. Parfois il arrive qu’un de ces musiciens à l’air juste un peu plus paumé, juste un peu plus seul que les autres, fasse retentir entre ses cordes, guitares et voix, du sein même de la burlesque contingence à laquelle nous devons notre existence, l’antique et impérieuse nécessité d’être là, maintenant et ensemble. Alors on fait silence. Et on écoute.

 

 

Oisif. Se faire oisif. Mais gravement. Avec méthode. Détermination. Bleecker Street elle t’emmène où tu veux, suffit de se laisser entraîner, jusqu’aux terrasses de Little Italy, les restaurants de Chinatown. Bleecker Street tu peux lui demander ce que tu veux, elle t’y conduit, si tu veux voir les galeries de Soho tu n’as qu’à prendre par Broadway et tu y es, on t’y accueille comme si tu étais un grand acheteur international, il y a plus de rêves que partout ailleurs sur Bleecker Street.   

 

 

Je marche. J’épuise mes forces pour trouver d’autres forces. Dérive sans fin. Incorpore.  Rues du Village, par tous les pores : inhalées. Ne plus savoir à la fin qui marche. Ne reste que ce fil. Ce mouvement. Aventuré. Lointain. Incirconscrit. De minute en minute davantage égaré. Ce qui fait chemin : voilà ce que je suis. J’ai oublié le reste. Errant le long des grillages des terrains carrés de street basket où s’étirent en criant des groupes de garçons. Le monde n’est plus dédale, ni labyrinthe. Il s’offre simplement à qui ne cherche pas l’issue, à qui cherche le centre. Progresse à découvert. Toujours. Même lorsque le risque augmente. Regarde. Traverse le songe. Retourne-le comme un gant. Je n’est pas Je. Saisir ce qui dans cet écart te délivre de l’illusion. Bredouille des arrogances nouvelles – mais sans te prendre au piège de tes propres mots. Là-bas vers le nord silhouettes vagues des gratte-ciels dans l’estompe de leur vide opalescent, mirage qu’un seul regard suffit à défaire et avec lui toute la pauvre mécanique humaine avec ses circuits imprimés dans la tête et hors de la tête. Penchés au-dessus de nos carnets broussailles nous faisons silence, guettant des apparitions, nous laissons pivoter sans cesse sur eux-mêmes tous les axes de Manhattan – retomber sur nos vieilles pistes désertiques aux ombres de caravanseraï ancien tous les voyages possibles peut-être depuis nos ports incendiés frémissantes solitudes cette syllabe sans retour cette croisée des chemins scandant notre ignorance sans fin la fin de l’ignorance.

 

 

Caffe Tina sur Prince Street sous le portrait dédicacé de Bob Dylan, un verre de bon vin devant moi, un bon million de miles hors de ma tête et ces quelques lignes à peine écrites. Ou alors quoi ? Etre cette blonde triomphale à l’arrière d’une Porsche décapotable qui agite ses petits poings en se dandinant sur son cul avec un tel sentiment de puissance – ce sentiment qu’elle mérite son destin, qu’elle y est pour quelque chose, que Dieu lui doit bien ça ? Entre dans le bar un homme noir d’un certain âge lunettes petite barbiche blanche il est enjoué a un mot pour chacun qui s’achève sur un éclat de rire profond s’installe au comptoir blague avec la serveuse puis sort pour fumer sa cigarette il s’assoit sur le banc il salue chacun des passants les arrête les fait rire même les plus renfrognés quel est donc son secret sa bonhomie est contagieuse c’est le grand rire de Bleecker Street celui qui vous transporte au-delà des choses au-delà des apparences comme j’aimerais être ce vieil homme sur son banc capable comme lui de partager son rire philosophique avec les premiers venus leur faire cadeau de cette légèreté qui les libère d’eux-mêmes dans le grand éclat de rire de Bleecker Street.

 

 

« Bienvenue dans un monde businessable » disait crânement une affiche dans la salle d’embarquement d’Orly qui représentait notre petite Terre toute perdue dans un coin du cosmos. Sur la caisse enregistreuse, derrière le bar, au Bitter End, ce sticker : « Don’t assume ».

 

 

(Minuit parfait de front contre la vitre

minuit de gorge nue sous les draps

scintillements de trottoir mouillé

autour de la silhouette à la craie

d’un assassiné de fraîche date).

 

 

Ce matin longue marche, à peine sorti du Washington Square Hotel, dans la bruine glaciale. L’hiver newyorkais, comme à Paris, n’en finit pas cette année. « Happy Springtime ». Le printemps est déjà vieux d’une semaine, pourtant peu d’indices. Les gratte-ciels sont tout mangés de brouillard, comme laissés à un inachèvement plus irréductible encore que s’ils avaient été détruits, en une sorte d’estampe chinoise. J’entre dans un bar, à l’angle de Cooper et de la 4ème rue East - « Positively 4th  Street ». Je lis « Partition Rouge », de Jacques Roubaud. Je bois un excellent Merlot à la belle robe pourpre. Histoire de remettre un peu de couleur dans le paysage.

 

 

« Partition Rouge ». Anthologie de chants indiens, sur le modèle de Shaking the Pumpkin de Jerome Rothenberg. Un livre étrangement passé inaperçu, à sa sortie en 1988, comme chaque fois qu’un texte inaugure une ère nouvelle. Pourtant un moment clef où l’ethnopoétique devint poétique à part entière, débarrassée de toute folklorisation, de toute réduction à l’ethnie. Reconnaissant enfin dans l’extrême pluralité des voix ce timbre unique qui n’appartient qu’à elle, la poésie. Roubaud précisant dans sa préface qu’il lui paraissait urgent de retrouver ce qui, en elle, relevait d’une forme de rituel, d’une médecine de chaman. Comme les Indiens, la poésie est en voie de disparition. Mais comme eux, elle veille. Le Merlot, j’en reprends un deuxième. Que l’esprit des vieilles vignes fasse remonter du sol la trace des pistes indiennes. Et de la poésie.

 

 

(le monde c’est l’ombre

sur le mur

d’une bande tournant

à vide

dans le silence des magnéto).

 

 

 

Quel jour ? Vendredi ? Va pour vendredi. Belle lumière sous l’arche de Washington. Quel tour va me jouer Bleecker Street aujourd’hui ? Je croyais bien lui avoir échappé ce matin et voilà qu’à l’angle de Carmine Street je retombe sur elle je n’étais pas fixé sur la direction à prendre mais maintenant c’est devenu évident laisser faire Bleecker Street je n’ai pas d’autre choix il faut aller jusqu’au bout.

 

 

Risotto Bar tenu par un Chinois un marchand de guitares des pizzeria des tavernes des bars à huîtres des cuisines parfumées de Thaïlande de Chine bruit lointain des klaxons odeur des ordures ciment après la pluie on t’examine les yeux pour 29 dollars seulement silhouettes tordues des arbres devant les escaliers de secours sur les façades ocres Bleecker Street s’achève en tortillant un peu au carrefour de la 8ème rue et d’Hudson Street, là-bas, près de la rivière.

 

 

Composer à partir de la pâte encore en fusion, fluide encore, des mots, leur matérialité – comme un peintre abstrait, non comme un auteur du XIXème manipulant ses « points de vue » comme une mémère ses aiguilles à tricoter. Il nous faut geste plus vif, contemporain à ce que profondément ici et maintenant nous sommes. En 1959 Brion Gysin écrivait : « L’écriture a 50 ans de retard sur la peinture ». Rien lu d’aussi exact. Et William Burroughs de commenter : « L’écrivain ne sait pas encore ce que sont les mots. Il se préoccupe d’abstractions à partir des mots qui en sont la source. Peu d’écrivains tentent même d’établir une communication avec les mots… Cette façon de se distancer du médium place du même coup l’écriture derrière le film et la TV si l’on ne tient pas compte du contenu. A moins que l’écriture ne puisse apporter à la page l’impact immédiat du film, elle pourrait fort bien cesser d’exister comme genre autonome. Nous ne vivons plus au XIXème siècle. L’auteur omniscient qui pouvait se mouvoir dans le passé, le futur et la psychologie des personnages n’est plus qu’un cliché éculé ».

 

 

(je reste là

à mi-chemin

tremblant

baigné par le courant)

 

 

Caffé Dante – combien de cercles, combien de cercles encore ? Un poète attablé dehors malgré le froid vif devant sa feuille et son café. Il fume, se triture les cheveux épais pour accoucher de ses pensées. Je regarde à travers la porte-fenêtre. Tous les passants de Bleecker Street. Dans le vieillard je vois le jeune homme. Dans le jeune homme je discerne le vieillard. Et tous me parlent de Bleecker Street, de Bleecker Street dans le temps et l’espace, et même au-delà. Indiana Jones passe dans la rue, il a les cheveux gris. Suivent un faux Neil Young jeune escorté d’un faux Clapton jeune. Un faux Zappa jeune se marre dans son coin. Une adorable tout en cheveux blonds et rouges elle voit que je la regarde et me sourit. Franchise. Amitié. Les femmes ici sont sensibles dès le premier coup d’œil, à l’américaine, cette disposition naturelle à l’interaction. Elles ont gardé cette notion des sentiments intermédiaires où l’on peut se regarder librement sans y postuler par avance, et de façon tellement systématique, une lourde concupiscence ; les choses ne se passent pas ainsi. Savent discerner non pas seulement le regard, mais la façon dont on les regarde. Civilité des regards.

 

 

L’impression soudain que Jack aussi est là, assis dans mon dos, à sa table habituelle, à griffonner ses notes. O Caffé Dante, combien de cercles, combien de cercles encore ? A cet instant la rondelle de citron de ma Corona m’a sauté à la gueule, m’aspergeant avec effusion.   

 

 

(Magic Bus psychédélique

Ken Kesey Merry Pranksters

destination « Plus loin »

Neal est au volant

A nous deux vaste nuit transcontinentale

comment savoir qui a gagné la bataille ?

trop de bruit

trop de fumée

On n’a pas pu savoir la fin

- Neal mort tout seul près de la voie ferrée

attendant son prochain rêve)

 

 

Au Back Fence comme autrefois entre les tables recouvertes par des nappes en vichy rouge il y a de la sciure par terre où on laisse choir les épluchures de cacahuètes. Le barman et la serveuse font une partie, manifestement très serrée, sur un minuscule échiquier de voyage. Le patron des lieux lit son journal, puis un livre, lunettes or sur le bout de son nez. Attendant que quelque chose se passe.

 

 

Le folk-singer du Back Fence – Greg Aulden - accords très sûrs, voix remarquable, volontiers blagueur et proche de son public – tellement peu de monde ce soir qu’il ne semble plus trop y croire : il joue à la demande pour un trio de Britanniques très en verve Wild Horses des Rolling Stones, Rosie de Jackson Browne, Wild World de Cat Stevens, Harvest de Neil Young, Folsom Prison Blues de Johnny Cash – mais quand un peu imprudemment un des Anglais lui a parlé de Dylan, là il n’a rien joué du tout. Il a réfléchi une seconde puis s’est mis balancer une chanson de son cru. A la suite de quoi il annonce mystérieusement : « Le prochain morceau est un truc que je ne connais pas ». A la pause Greg vient se jeter un « shot » tout en me hélant « Alors comme ça tu prends des notes tout le temps », « Tu sais je suis un genre de songwriter moi aussi », que je lui réponds ; rires. Nommer. En une forme de contre-don pour tout ce qui nous est offert.

 

 

Dans Bleecker Street deux heures du matin l’averse glaciale a cessé de la musique sort de chaque cave de chaque battant de porte de la moindre encoignure Bleecker Street fait sa nuit blanche service non stop.

 


Senti en moi dans Bleecker Street le battement central de toutes les pulsations de Manhattan il traverse la nuit se développe pour ainsi dire de lui-même en distribuant les rôles un peu au hasard, écrivant et récrivant l’immense scénario quotidien des millions d’âmes qui la peuplent j’ai vu dans Bleecker Street ma propre piste indienne celle qui remonte à la source vive de la beauté par son bord le plus tranchant. Mes déambulations iront jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement. J’y esquisse ma danse chamanique, celle que je réserve pour les grandes occasions et que l’on n’atteint généralement que passé le cadre de la réalité ordinaire. Bleecker Street serait le pas de base, à partir duquel l’ensemble du rituel se décline. Je peux modifier, amplifier, m’écarter, laisser mon instinct et l’instinct de la piste aller ensemble, enveloppant le quartier, Manhattan, l’Amérique, la planète. Bleecker Street est la ligne à partir de laquelle se développe une logique de prolifération extasiée. Rupture. Volte-face. Echappé de l’ordinaire, même dans un contexte que l’on croyait tenir, connaître - qui nous échappe soudain pour se reconstituer selon un ordre nouveau. Sentir cet ordre nouveau, le moment où les choses s’orientent vers lui, l’appellent, ce moment où il se constitue par cet appel – savoir de quelle modulation du possible il est le signal émergent. Quelle est celle d’entre mes âmes multiples qui continue à y veiller en silence ?

 


Bleecker Street plus large que l’horizon. Bleecker Street dans l’espace et le temps. Interminable Bleecker Street à nos pas d’arpenteur. Bleecker Street est-elle une de ces choses qui n’existent uniquement parce qu’on en a le désir ? Sans doute. Mais après tout c’est bien cela qui compte. Ce rêve de Bleecker Street aux premiers jours du printemps 2009.

 

 

  

 

Village Web :

 

 

Greenwich Village Gazette

http://nycny.com

 

Les Clubs du Village

http://nycny.com/entertainment/folk/index.html

 

The Bowery Poetry Club & Cafe

http://www.bowerypoetry.com

 

Poetry Magazine

http://poetrymagazine.com

 

The Back Fence

http://www.thebackfenceonline.com

 

Rosabella Gregory

http://www.rosabellagregory.co.uk

http://www.youtube.com/watch?v=HyBKGPn-j0A

 

Greg Aulden

http://www.myspace.com/auldenmusic

 

 

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24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 08:34

Si nous sommes encore inaudibles c'est que nous sommes inactuels, uniques auteurs de notre actualité, considérant réglées une fois pour toutes les questions d'origines et de communautés, de foi, de dogmes, de carcérales certitudes, de petits enfermements du moi, de totalisation du penser - marchant seuls au-devant de ce qui vient après.

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20 mars 2009 5 20 /03 /mars /2009 11:48
Juste créer - mais créer juste
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15 mars 2009 7 15 /03 /mars /2009 20:54
La langue sans cesse proliférée contre le souffle de l'esprit.
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12 mars 2009 4 12 /03 /mars /2009 21:51
A découvrir dans son intégralité, un texte-image, météore, objet de confins, projet de beau livre étrange.
C'est ici :


http://www.exatypo.com/projet/routes_paradoxales.htm
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13 février 2009 5 13 /02 /février /2009 14:11
La question aujourd'hui n'est plus celle de Montaigne : "Que sais-je ?".
Elle est : "Que faire de ce que nous savons ? ".
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21 janvier 2009 3 21 /01 /janvier /2009 10:17

Il est un immense retard que tous les gentils zélateurs du e-book, du web littéraire à la François Bon, sont en train de prendre, à travers l'illusion satisfaite de leur modernité. Tous ceux-là oublient que le numérique ne transforme pas seulement les supports et les échanges, mais qu'il modifie à la fois ce qu'est un texte et notre façon de le percevoir. La question qui se pose à nous c'est non pas comment insérer nos vieilles pages immobiles dans ces nouveaux canaux, mais comment donner du texte à cet oeil neuf qui est en train de naître.

L'ancien lecteur tend en effet à devenir un décodeur ultra-rapide : d'une impatience croissante que nourrie l'accélération, quittant la vieille culture livresque du donné pour celle de l'interaction et de l'échange, l'oeil de l'ère numérique ne vaut que par sa capacité à réagir à son nouvel environnement hétérogène et fragmenté, multitaches, changeant, instable, connecté et instantanné. De nouvelles capacités cérébrales voient le jour : ce que les américains appellent "affordance" par exemple, qui est l'aptitude à décoder et à réagir instantanément à une information. Et pas d'erreur là-dessus : c'est cette capacité d'affordance qui va compter de plus en plus, et non l'ensemble de données sur laquelle elle s'appuie. Ce n'est plus la lecture qui compte, c'est le geste qu'elle produit. L'affordance est porteuse d'une nouvelle culture que l'on commence à peine à entrevoir.

Dans ce nouveau contexte hyper-réactif, dans ce vertige de l'immédiat, le contact vaut savoir. Le clic vaut téléchargement instantanné des données. Illusion bien sûr, mais jusqu'à quand ? Et quid du temps long nécessaire à l'esprit humain, aux processus de conscientisation ? 

Si bien que toutes les sympathiques initiatives qui se développent ici et là restent pour l'instant enfermées à l'intérieur de logiques anciennes, attachées qu'elles sont à la lecture classique. Elles ne supposent rien de la révolution cérébrale, culturelle, sociétale, qui est en cours. Les
M@nuscrits chez Léo Scheer et toutes ces expériences nouvelles ne préfigurent en rien ce qui va véritablement se passer.  La page fixe du e-book n'est qu'un leurre voué à une rapide obsolescence. La lecture est en train de changer bien plus vite que les supports. Elle est là, la révolution numérique : dans la nouvelle espèce d'hommes qu'elle est en train de façonner. 

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10 janvier 2009 6 10 /01 /janvier /2009 11:46

Notre actualité est de long cours
comme l'amour
comme l'amitié
comme la terre qui les porte

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19 décembre 2008 5 19 /12 /décembre /2008 10:30

"Je suis banquier, je suis poète, je suis journaliste, je suis garagiste, je suis chanteur de rock..." dit-on en français. L'anglais est moins ontologique : "I work as..." je travaille en tant que. Ce qui décolle un peu la pulpe. Eloigne l'être et le faire, le premier n'étant plus coexistensif du second. On me dit que l'italien fait encore mieux : "Je joue à être banquier, poète, journaliste, garagiste, chanteur de rock..." Voilà ce qui manque vraiment aux pesanteurs ontologiques : du jeu. Seul à le dire, Sollers. Même si c'est pour ensuite se perdre dans ses marivaudages séniles. Jouer c'est être libre de soi ; en permanence occupé à se recréer. Toujours en route. Apprendre à se mouvoir dans cet espace sans rime ni raison qui se situe, à la croisée des errances, entre être et non être - là où ça flotte, là où ça joue.

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