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22 octobre 2007 1 22 /10 /octobre /2007 07:21

Ne rapporte rien. Laisse tout ça dehors. 
Simplement, de retour dans ta demeure, reste avec ce dehors.
Ne ferme pas ta porte.

(Tokyo, Asakusa, 12 octobre 2007).

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14 octobre 2007 7 14 /10 /octobre /2007 10:23

japonblog.JPGSalut à toi antique Bouddha de pierre d’Asakusa. Un bail qu’on se connaît toi et moi, pas vrai ? Pas une visite au Japon sans venir ici te saluer. Combien de fois au cours de ces années ? Cinq fois, dix fois ? Je crois me souvenir que lors de notre première rencontre  tu étais en train d’observer du coin de l’œil un chat qui dévorait sa proie. Puis je me suis assis bien en face de toi. Il faisait nuit. Le cul sur ton lotus, ton regard a glissé vers moi. Tu as paru intrigué par ma présence. Alors tu m’as dit le premier de nous deux qui se lève a perdu. Ne crie pas victoire trop tôt. Il me semble qu’à ce jeu-là tu es encore loin d’avoir gagné. Pas besoin de sourire, je te connais, allez. Sois beau joueur. D’ailleurs tu le sais bien, c’est toi qui m’a montré comment il fallait faire. 
(Extrait de Carnet d'Asakusa - Tokyo, 12 octobre 2007)

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7 septembre 2007 5 07 /09 /septembre /2007 20:20

« Je viens de la communauté émiettée des poètes – tâtonnant – transhumant – cherchant à l’aveugle sous les décombres cette langue impersonnelle où se dirait ce moi plus loin que moi. J’installe mes tréteaux dans le coin du marché que l’on réserve d’ordinaire aux soulards et aux filles mauvaises. Personne ne me prête attention. Mais allez savoir pourquoi il arrive de temps en temps que la rumeur s’estompe et que l’on fasse cercle pour se frotter un instant à l’étrange de ma voix. Autant l’avouer, ces moments-là sont rares. Plus souvent on me raille. Plus souvent on me chasse. Alors il se trouve toujours une fille mauvaise pour laisser une porte entrebâiller sa nuit », dit-il. 

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30 août 2007 4 30 /08 /août /2007 13:55

Ce monde est un monde en route. C'est pourquoi le nomade, la culture nomade, a toujours, par rapport au sédentaire, une compréhension d'avance, une responsabilité de plus. Les Hébreux étaient peuple nomade ; Christ était un vagabond ; le Bouddha de l'Asie un homme en chemin ; quant au Tao des Chinois, il signifie « la Voie ». Tout vient en chemin. Tout vient à l'homme qui marche.
Un homme en chemin : c'est exactement ce que voulait dire ce vieux Grec d'Héraclite lorsqu'il y a plus de 2500 ans il inventa le terme de philosophe : non pas celui qui possède, à la manière d'un propriétaire terrien, un savoir intangible ; mais celui qui est en route, celui qui ose se frotter à l'ensemble des savoirs, des saveurs, des métissages, qui accepte d'exposer pleinement son esprit au vent, au froid, à la pluie des voyages. La vérité elle-même est fille des routes.
Pour autant la figure de l'errant n'a pas bonne presse. Pas besoin de se voiler la face. La raison occidentale s'est construite au contraire contre le hasard et l'errance. Le nomadisme, lorsqu'il sort des sentiers balisés du voyage organisé, s'apparente à une tolérance presque honteuse. L'étranger, c'est le mal. Une méfiance instinctive entoure sa venue. « Qu'il passe son chemin ». L'humanisme dont on se gargarise fort ne reconnaît l'Autre qu'à condition que cet Autre lui ressemble trait pour trait, fasse acte d'allégeance : combien de temps lui a t-il fallu pour reconnaître le statut d'être humain à l'Indien victime de génocide, au Noir réduit à l'esclavage, à la Femme que l’on tenait encore il y a peu pour une créature privée d’âme ? « Le pouvoir d'une chose ou d'un acte est dans la compréhension de son sens », disent les Indiens. Il est clair désormais que la civilisation sédentaire, en produisant organisation et efficacité, engendre plus de désespoir, de haine et de frustration que jamais, parce qu'elle a perdu une telle compréhension générale de ses agissements. L'incapacité pour chaque individu de se forger une signification cohérente de sa propre existence est désormais manifeste. Le sens du collectif est perdu ; on organise des « solidarités » de façade alors que l'on ne sait plus ni accueillir ni partager. 
Ce n'est pas un hasard si le régime hitlérien, qui décida en 1942 de la « solution finale » contre les Juifs, grand peuple d'errants, s'en prit également aux tsiganes. La domination politique ne supporte les peuples qu'asservis, réduits au rang de foules dociles et instrumentalisées. Or on n'instrumentalise pas une culture nomade. Il faut par conséquent la supprimer. Derrière le jeu incessant des provocations, des réglementations, des incompréhensions qui tiennent les tsiganes à distance des villes modernes, c'est toujours cette même hantise du pouvoir qui se continue.
L'errance, elle, est une dissidence parce qu'elle vous rend autre. Parce qu'elle remet tout en question, en permanence ; parce qu'en tenant à distance les déterminations sociales et les identités, elle tient ouvert le champ du possible. L’errance nous est aussi nécessaire que l'air que l'on respire. Elle constitue une pratique, une éthique, une poétique, une politique, une philosophie. En réinstaurant le jeu du possible au cœur de la cité, la culture nomade devrait être une leçon pour la démocratie. Mais la démocratie est une vieille dame un peu sourde d'oreille, et fort mal entourée. Son réveil ne réjouirait guère les « élites » auto proclamées : ni les puissants qui contrôlent le monde des affaires, ni les groupes de pression qui réduisent chaque jour un peu plus l'espace politique à la simple gestion de leurs intérêts bien compris. Ce n'est pas tant par ses habitudes de vie que le nomade dérange, c'est par ce risque extrême qu'il fait courir à la société sédentaire : présenter une alternative plus claire, plus authentique, plus démocratique et plus solidaire au modèle hiérarchique, autoritaire et centralisé. La folklorisation incessante dont les tsiganes font l'objet n'est qu'une façon de nier ce dont, par nature même, ils sont porteurs : une culture digne de ce nom. Pourtant, si l'on entend ce qui se murmure derrière l'imaginaire nomade de plus en plus présent dans notre société (« Nomade » est devenu "le" mot à la mode ; et l'on ne compte plus les produits qui s'y réfèrent, des téléphones mobiles aux portails d'Internet), on peut raisonnablement penser qu' un espace de parole est en train de s'ouvrir entre culture sédentaire et culture de l'errance. Et pour une fois, il n'y a pas, de la part des sédentaires, de triomphalisme conquérant - mais un désir d'écoute plus ou moins conscient.
Globalisation, mondialisation, la vieille civilisation sédentaire arrive au terme de sa course. Tout est consommé. Si elle a encore beaucoup à détruire, il ne lui reste plus grand chose à dire ; elle le sait. Ce n'est que par le contact avec le dehors qu'elle pourra se régénérer. Saura-t-elle entendre la parole de l'homme qui marche ? 

Note : Le visiteur pourra se reporter à mon livre "La Tentation des Dehors", paru en 1999 chez Ellipses.http://www.editions-ellipses.fr/fiche_detaille.asp?identite=1507 

L'acheter sur Fnac.com :
http://www4.fnac.com/Shelf/article.aspx?PRID=891118&OrderInSession=1&Mn=5&SID=d882a3b2-14e1-8601-71f1-1a329b97f6e4&TTL=310820071526&Origin=FnacAff&Ra=-1&To=0&Nu=4&UID=0CFF79FA4-9A1C-E4E4-4783-94F7EBD6E782&Fr=0

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30 juin 2007 6 30 /06 /juin /2007 00:29

Pour Tchatchi, la petite Tzigane

 

Il a fallu qu'il disparaisse de la surface de cette terre pour que je me rende à l'évidence : sa guitare avait toujours été indissociable de la figure de mon grand-père. Elle l'accompagnait partout. Elle constituait son rire secret.

A la fin de sa vie, comme il se concentrait uniquement sur sa mort prochaine, que rien ne semblait plus le concerner que cette hâte angoissée d'en finir une bonne fois, la guitare traînait, solitaire, à prendre la poussière dans un recoin de la caravane. Comme une conscience délaissée. Trop lourde de mémoires. Il faut venir léger au devant de sa mort.

Une fois pourtant j'ai bien cru qu'il allait se remettre à jouer.

C'était par une belle soirée de printemps. Pour une fois, il avait quitté sa caravane et s'était joint à nous, autour du feu. Il y avait ça et là les enfants qui couraient, les amoureux de l'année qui se souriaient en douce, les hommes qui racontaient leurs routes, l'aimante ironie des femmes.

Même à deux pas de l'échangeur et malgré la rumeur incessante de l'autoroute, l'air semblait doux et pur comme autrefois. Silencieux comme deux regards qui communient l'un dans l'autre. Le monde avait un je ne sais quoi de neuf, d'intime, de favorable. Nous ne tarderions pas à reprendre la route. Des oncles, des tantes, des cousins, des amis étaient venus des quatre bords de l'horizon. Les êtres et les choses se concentrent parfois pour mieux se disperser ensuite ; telle est en tout cas la vie que nous avons choisie.

L'atmosphère ce soir-là était chaude et vibrante de notre désir de départ. J'ai bien cru que j'aurais le temps de m'asseoir un moment aux côtés de mon grand-père, de lui tenir silencieusement la main en regardant le feu, comme lorsque j'étais enfant, que j'écoutais sa voix puissante en buvant ses paroles. Il était toujours le centre du groupe en ce temps là, fort en gueule, blaguait, chantait, riait, buvait à la régalade, rayonnant comme un dieu.

Puis il prenait sa guitare qu'il gardait toujours à portée de la main, attendant, les yeux mi-clos, cette toute première note qui lui viendrait par delà le silence amer des hommes et des circonstances ; cette toute première note qu'il lui suffirait ensuite de dérouler jusqu'au bout, jusqu'à l'épuisement de sa propre ferveur. La musique s'élevait soudain, ample, solennelle, inattendue, contenant toute la magie de la nuit et du temps. Avec une brusquerie de félin, ses mains s'élançaient le long du manche, marquaient le rythme en tapant de la paume sur le coffre. Les doigts volaient au-dessus des six cordes. Parfois un chant perçait l'obscurité - la voix de ma grand-mère, plus haute, plus vibrante que la nuit étoilée du plein juillet. Tout s'arrêtait. Même les camions, on ne les entendait plus tirer sur leur embrayage à l'amorce de la courbe, là-bas, du côté de l'autoroute. Et le monde retenait son souffle. Et le monde écoutait.

J'ai profité d'une pause dans la soirée pour venir près de lui. Les cris des enfants nous parvenaient comme de très loin. Les mains inertes, posées loin sur ses genoux, il ressemblait à un vieillard. Mais je n'attachai pas d'importance à cette image, elle n'était là que pour m'égarer. Mon grand-père avait peu de rapport avec son apparence présente. Il était toujours le grand bonhomme de mon enfance.

Appuyée contre la caravane, la guitare de mon grand-père inscrivait son profil dans l'obscurité à la lueur lointaine du brasero. Quelqu'un avait dû la sortir, pour voir, on ne sait jamais, et elle restait là, en attente d'un événement bien improbable.

C'est drôle. On croit toujours avoir le temps. Le temps de se parler. Le temps de s'aimer. Comme si l'existence était l'éternel repérage pour un film qu'on ne tourne jamais. Quand enfin on se croit prêt, les circonstances sont déjà toutes autres, les êtres chers ont disparu, il ne reste plus rien.

Quelqu'un a crié mon nom, de nouveaux arrivants, il fallait que je parle à cet autre, je me suis tourné vers mon grand-père, j'ai prononcé un truc du genre " Je reviens ", j'ai quitté la place qu'il s'était choisie un peu à l'écart pour observer la soirée, on avait préparé mon verre, tout en buvant je devinais sa silhouette lointaine de vieillard assis, les mains jointes sur le pommeau de sa canne, regardant de loin la scène comme si son regard passait à travers elle, comme s'il scrutait derrière son voile de silence quelque arrière monde plus réel que celui-ci.

Jamais plus je ne vins me rasseoir au côté de mon grand-père. Je n'étais pas près de lui lorsque, peu de temps après, arriva la nouvelle de sa mort ; et cette absence me reste, comme une infranchissable distance qui me sépare à présent de moi-même. Je n'ai pas eu une larme. Seulement ce sentiment très doux, comme lorsqu'on regarde frémir la branche que l'oiseau vient tout juste de quitter.

Moi je ne suis pas musicien. Je ne suis qu'un voyageur un brin acharné. Je me contente de passer mon chemin à ma manière fantasque et désinvolte. L'été pourtant, où que je sois, je m'installe à côté d'elle. Il fait si bon dehors sous le grand ciel. Elle m'est comme une présence à la fois étrange et familière. Et j'attends en silence.

J'aime écouter le vent du monde dans la guitare de mon grand-père.

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22 juin 2007 5 22 /06 /juin /2007 23:16

Courir le neuf. La langue neuve. Comme une calandre. L’odeur du neuf. Voiture neuve. Costume neuf. Il faudrait ça, comme dans la publicité, les dépliants, du neuf absolument. Que ce soit en littérature, en produits manufacturés, en rencontres amoureuses. Du neuf ! Seul le neuf fait événement. Seul le neuf porte nos désirs. Du neuf pour exister ! Si c’est nouveau c’est déjà vieux, pourtant. Avant-garde par mégarde, sinon rien. Chercher dehors. Une écriture diagonale. Ce biais. Ce ressaisissement toujours possible. Dire ce monde, sa distraction. Ou lui permettre de se dédire. C’est selon. Il ressemble à ces silhouettes dessinées à la craie sur les scènes de crime. La position exacte dans laquelle elles sont tombées, abattues. Leurs blessures. Leurs coulures. Leur absence. Définitive. Elles scintillent dans les mémoires comme l’écran de neige à la fin des programmes lorsqu’il existait encore pour le repos de tous une fin aux programmes. La réalité. Quelle réalité. Cette violence qu’elle inaugure. Doux vague et mortellement étrange comme la planche à la piscine et les oreilles pleines d’eau. Ce monde, donc. C’est là le commun de tout ceux qui n’ont rien en commun. Quels méandres. Quelles mémoires ? Si le mot « liberté » ne t’a pas libéré oublie-le une bonne fois. Inscris-le sur un bout de papier. Va l’enterrer tout au fond du jardin. Au fond du fond. Et plus loin encore. Garde-toi d’avoir jamais la tentation de l’exhumer. Depuis la rue les intérieurs aux reflets bleus subaquatiques des télés qui tournent à plein régime. Trouver dans ce bain bleu ce qui manque à ta langue ? Non. Trouver la terre sous ta langue. Ce goût de sel dans les effluves du fleuve. Tout un livre de phrases inutiles mais qui fabriquerait sans le savoir autre chose d’utile, on ne sait pas quoi, ça n’a pas de nom encore. Une lacération méthodique. Sous l’affiche d’aujourd’hui l’affiche d’hier puis celle d’avant-hier. Jusqu’au plus noir, le plus crasseux, le plus indiscernable, à gratter avec l’ongle. De retour chez lui l’écrivain a été sauvagement agressé par ses personnages, revanche de la fiction sur la réalité (Affaire Jourde, 28/06/2007). Mais qu’est-ce que le lieu de la naissance sinon immédiatement ce qui t’expulse, te laissant à ton nom imposé, à ta langue imposée, texte garanti d’origine placardé dans ton dos tel un homme sandwich d’autrefois, rêves insomnies et mémoires pris au trébuchet aveugle du natal, texte à découper suivant les pointillés, réponse avant le tant, mais toi tu ne marches pas, sortir de tes géographies minuscules, de tes grotesques héritages, grommellements de patois aux senteurs de garrigues, tu te retournes vers le silence, ce dernier est assis sur le banc le béret enfoncé sur les yeux deux mains sur le pommeau de sa canne, il te regarde par en dessous avec l’ardeur sournoise des brise-glace, tu rêves de nuits dans la forêt, de cabanes sur le lac, de vieux pontons en bois où traîne encore la corde des barques disparues, la femme s’approche, la voilà elle s’allonge sur toi, sauvage, elle te lèche les paupières à grandes eaux, pour te faire taire, pour regarder dans tes yeux quand ils s’ouvrent.

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7 juin 2007 4 07 /06 /juin /2007 14:34

Tout autour d’elle la rue, avec ses conversations solitaires. Chaque passant semble engagé dans des appels téléphoniques de la plus haute importance. Comme si tous tenaient absolument à lui prouver quelque chose, à elle, personnellement. Connexion directe avec quelque arrière monde passionnant, peuplé de gens aimables, sexuellement actifs, existentiellement épanouis. Etrange impression. Daisy déteste les téléphones portables. Ces mots prononcés comme s’ils nous regardaient mais qui ne nous regardent pas. Toutes ces conversations qui ne nous concernent pas, toutes ces paroles étrangères qui éclatent soudain sans nous être destinées, intimités inconnues qui s’accrochent subitement à nous et nous emprisonnent, bulles de bouches mortes, comme si plus une seule parole ne concernait plus personne et qu’il ne restait que ça, cette pantomime de bouches mortes, discours impossible, quand elle était enfant seuls les fous parlaient ainsi tout seuls, à présent dans la rue chacun parle tout seul, lèvres en avant, avec son oreillette, d’un air impressionné par sa propre importance, oui peut-être est-on en train de devenir fou de cette langue étrangère qui danse tout autour de nous jusqu’à créer cet inquiétant sentiment d’absence. Comme si ces phrases périphériques nous entraînaient nous-mêmes à la périphérie des choses, nous décentrant sans cesse, nous vidant progressivement de notre substance. Mais rien. Pas une sonnerie pour elle. Pas de rendez-vous. Elle n’est plus dans l’agenda de personne depuis longtemps.

            Solitude ; putain aigre.

            Tu vis ça. Comment vivre ça. Les magazines t’enivrent de leurs solutions toutes faites : sois zen, sois marrante, sois sexy, test : êtes-vous une bonne salope pour de vrai… Le web ruisselle de propositions : le désespoir qui avance masqué, clic, vous avez un nouveau message, clic, tu veux ou tu veux pas. Sex toy ? Oui, un peu. Passons. Dérivatif. A peine. Pas sérieux. Les copines ?  Pour le fun, compagnie de hammam. Amitié de peaux entre elles. Rien de plus. Ca ne compte pas.

            Peut-on, dingue, en finir avec cette chair qui réclame, qui brame, qui torture ? Le jour elle sort nue sur son balcon ; mais personne pour lever la tête. Elle pourrait se mettre à gueuler que personne ne pourrait la repérer véritablement dans l’alignement sans fin des blocs identiques où plus rien de véritablement humain ne paraît situable. Même en pleine lumière. Rester seule. Avec ça. Avec soi. Ce corps. Cet embarras d’être soi. La nuit elle circule nue sur le périphérique à bord de sa Clio d’occase. Mais à peine quelques appels de phares. Pas plus. Même les routiers : de grandes gueules, mais question de passer à l’action, que dalle, nada, rien. Les hommes lui apparaissent ainsi, veules, lâches, concentrés sur leur bite inoccupée. Comme ces bourgeois des années 70 qui achetaient des bolides rutilants pour les laisser sous une bâche, au garage. Et ça te joue les tombeurs, et ça te joue les hommes…

            Daisy travaille de nuit pour une société de surveillance vidéo, dans une ville connue des Hauts-de-Seine. Devant ses yeux en permanence deux étages de dix écrans au-dessus de la console. Elle peut à sa guise diriger les caméras, zoomer, suivre un quidam, traquer, fouiller, marcher à ses côtés. Elle prend plaisir à reconstituer l’itinéraire complet d’un inconnu qui rentre chez lui, caméra 1, angle de rue, caméra 2, artère principale, caméra 3 en relais, 4 il descend du bus 33, 5 gros plan sur l’entrée de l’immeuble, au 145, où il s’engouffre, 6 au troisième l’appartement s’allume, zoom, une ombre à travers la fenêtre, un visage pixélisé, le geste vers le verre qu’il boit, elle s’empare de cette vie, elle traque, elle fouille, elle se glisse à ses côtés, plus besoin d’imaginer la vie des autres elle la voit, elle passe à travers, elle se loge dans leur intimité de vivant, comme une ombre, percevant à distance leur chaleur, une même solitude, une même solitude, l’homme réapparaît, relax, seul, tranquille, il disparaît. Elle attend devant cette image qui ne lui est pas destinée. Elle l’espère.

            C’est de cette attente. Inattendue. Contre nature. Ce désir. Cette obsession de lui. Il faudrait qu’elle lui trouve un nom. Elle dit : « beau ». Elle dit : « Bob ? ». C’est cela : elle l’appellera Bob. Ca fera progresser le sentiment de leur intimité.  Bob, c’est bien.

            Le bruit d’un ceinturon qui tombe sur le sol. Hors de l’uniforme ses formes surgies. Mais de lui à elle rien ne s’accorde. Le lien ne se fait pas. Sa peau inemployée. Ses poils et ses rondeurs désordonnés jettent devant ses yeux ce qu’elle possède de plus intime sur fond de complexe technologique, manettes impersonnelles qui règlent méticuleusement l’orientation, la distance, la netteté de cette vision volée.

            Son cœur qui bat plus vite : des pas dans le couloir. La relève ? Pas avant deux heures. Lui reste ce temps, cette solitude, frénétique, esseulée. Elle regarde : Bob va et vient d’une pièce à l’autre, il se sent chez lui, loin du monde. Ignorant de cette caméra qui traque chacun de ces gestes. Ignorant de cet uniforme gisant à terre. Ignorant de cette femme nue qui le surveille avec insistance depuis la salle de contrôle.

            De nuit en nuit le même homme. Le même immeuble. Surveillance rapprochée. Contrôler. Savoir. Sécuriser. Le regard de la femme. Il fouille : l’appartement, le moindre fait et geste. Cet inconnu : il va, il vient, il s’en fout, il ne sait pas. Pauvre innocent. Une proie.

            Les semaines passent. S’il ne vient pas elle s’inquiète. S’il ramène une femme elle devient rouge de haine et de confusion. Ce même homme. Toujours ce même homme. Le même uniforme, aussi. Des heures supplémentaires. Voilà ce qu’elle demande. Et l’uniforme, à ses pieds. La boucle du ceinturon. Elle ne met plus de sous-vêtements. Pour aller plus vite. Pour le rejoindre plus directement. Les semaines : elles passent. Bob. Sur l’écran. Sur tous les écrans. Dans sa tête. Dans tous les recoins de sa tête. Bob. Bob !

            Quand elle rentre chez elle au matin, elle s’avance vers la fenêtre, fait un signe à la caméra située sur le réverbère en face de chez elle pour amuser son collègue de jour qui ne va rien manquer de son lent déshabillage, puis elle appelle : « Bob ? Bob ? Tu es là ? ». Au bureau chacun connaît Bob. Même si pour le moins il reste un garçon discret. Mais vivre avec une professionnelle de la surveillance donne quelques bons réflexes pour déjouer le tir nourrit des caméras. Bref, tandis qu’elle s’apprête à regagner ses pénates, il n’est pas rare qu’on lui dise, sourire en coin : « Et bien le bonjour à Bob ! ». Elle n’y voit que du feu. Et répond invariablement : « Je n’y manquerai pas ». L’amour rend aveugle.

            Dimanche. Jour de repos hebdomadaire. Petite robe d’été qui tourne bien sur ses hanches et libère ses jambes. Elle traîne au soleil, une main en visière au milieu des rumeurs de la rue. Elle remonte l’artère principale. S’arrête devant le 145. Ses yeux se lèvent vers le troisième étage. De là où elle se trouve elle ne voit rien. Tandis qu’elle tient ses yeux levés un homme la bouscule, s’excuse, reprend sa marche. Il lui a fait un peu mal. Elle rajuste la fine bretelle de sa robe, se masse l’épaule, rejette ses cheveux en arrière. Elle le regarde s’éloigner, de dos, elle ne reconnaît pas Bob, ne peut pas le reconnaître, elle est perdue, perdue seule avec son désir pour l’homme des 20 écrans de télésurveillance, Bob, son homme, elle lève les yeux, embués, pleurs, désirs, elle voudrait abandonner sur le trottoir le moindre de ses vêtements et rester là à l’attendre, n’attendre que lui, attendre quelqu’un, quelqu’un à attendre pour racheter sa vie, elle voudrait être là, nue au milieu des passants, s’offrir toute entière et n’attendre que lui, Bob, que ce soit lui, si proche, si lointain.

            Les jours passent. Elle se fait porter malade. Ses copines, lorsqu’elles parlent d’elle, baissent la voix. Le dimanche suivant Daisy va acheter une pizza, enfin deux, une achetée une offerte, bref deux pizzas, échancre outrageusement son corsage humide de sueur, priant pour que l’inadvertance lui soit propice, dring troisième gauche, bonjour Monsieur, voici les pizzas que vous avez commandées « une achetée une offerte », qui moi, jamais commandé de pizza, vous devez faire erreur, sa gorge est sèche, Daisy Nepsy se sent ridicule à pleurer, les seins à moitié déballés, Bob en personne se tient devant elle, l’air ailleurs, et tout ce dont elle est capable de lui parler c’est de cette foutu promo « une pizza achetée une pizza offerte » dont il bénéficie, aujourd’hui « opération spéciale », elle sent passer sur elle les fragrances d’une douche récente, Bob, elle voudrait se jeter lascivement dans ses bras en murmurant, façon Mata Hari, « je sais tout de vous », mais entre elle et lui il y a cette pizza, enfin ces deux pizzas, une achetée l’autre offerte, une distance pire que l’écran, au moins avec ces vingt caméras lui reste-t-il l’illusion du contrôle, de la surveillance, de la manipulation. Mais là, devant Bob, le vrai, sa voix s’enraille, sa parole s’égare, c’est lui, c’est Bob pour de vrai, sa chair défaille sous le regard désabusé de l’homme visiblement ivre, elle dit je m’excuse, on aura mal pris la commande, elle fait un pas en arrière devant la porte refermée, les deux pizzas superposées lui brûlent la paume de la main à travers le carton d’emballage.

            De longs mois pour faire son deuil de Bob. Le temps de se concentrer sur une autre traque. Une autre silhouette. A imaginer les odeurs. A imaginer ce poids sur elle. Elle a trouvé, enfin, une nuit où personne d’autre que lui n’errait dans les rues calmes de cette ville connue des Hauts-de-Seine. Elle l’appellera Bob 2. Un peu moins grand que Bob 1. Mais celui-ci fera l’affaire.  Oh oui. Tout à fait bien. Vraiment.

            Vingt caméras pour un même parcours dans la ville. Le même homme. Toujours le même. Bob 2. Ne pas lui faire le coup des pizzas. Se contenter de le suivre du regard. Ne pas le gâcher trop tôt, celui-là. Le dévorer des yeux. Le consommer ainsi, à distance. Petit à petit. Prendre son temps.

 Faites que ça arrive. Que quelqu’un appelle, de l’autre côté du trottoir.  « Eh, Daisy ! ». Pas plus. Il ne lui en faut pas plus. Ca empêche de mourir. Un simple appel jeté à travers la foule ordinaire des folies ordinaires. Ca rachèterait toute la merde. Ce temps pour rien. Bob 2. Le type des 20 écrans de télésurveillance. S’il vous plaît. Faites que ce soit lui qui appelle. Pour de bon.

 

 

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25 mai 2007 5 25 /05 /mai /2007 07:32

J’ai un aveu : Sark me fait rire. Jaune ? Non, même pas, ou pas encore. Un vrai rire, comme à chaque fois que le pitre habite si totalement sa pitrerie qu’il en est drôle sans le savoir. Sa prétention à vouloir me gouverner, par exemple. Distrayant, n’est-il pas ? Pensez : si peu président de lui-même, ne voilà-t-il pas que l’ubu taille basse s’institue « mon chef ». Chef de tous les Français, quelle expression étrange. Syllogisme de l’absurde : je suis Français, donc Sark est mon chef. On ne peut pas y couper. J’ai, disons, toujours eu un peu de mal avec les chefs ; voilà une engeance que je n’ai guère fréquentée. Pour le coup le rire seul me protège. Me les tient à distance. Entretient ma noire incrédulité. Me rendant plus inatteignable que ce vieux fou d’Han Shan courant les montagnes de Chine et sautant dans les flaques. Rire : mieux vaut en.

 

Le rire, c’est cette expectoration mentale qui place le rieur sur le rebord, dans une position surplombante, comme on dit. Une capacité à dépasser le cadre étroit d’une situation, même la pire. Nos pensées réflexes, nos poncifs, nos raisons ronronnantes, nos croyances les mieux ancrées, nos ambitions, nos turpitudes, nos tergiversations, nos plans sur la comète, voilà que le rire qui jaillit se permet brusquement de secouer tout ça, d’envoyer tout par terre. Il « éclate », le rire : la sage continuité de nos déterminismes se brise. Vlan. Ci-gît notre pauvre petit avatar social. Son rôle s’est effondré comme vitrine un soir d’élection. Et te voilà, Sisyphe, plus haut que ton destin, te tordant les boyaux ! 

 

Rire, donc. Expression de notre petite fureur intérieure, ce dégagement hautement physique affirme publiquement que le rieur est à la fois là et bien là, mais aussi qu’il se place en dehors ; qu’il n’est pas là. Celui qui rit d’une situation s’en échappe. Le corps est bruyamment ici, mais l’esprit est ailleurs. Le rire pousse les murs, désigne la barrière. Le rire fait passage. Grande tournée générale où l’ego lui-même, pris de court, se voit contraint de la mettre en veilleuse et de trinquer comme les autres.

 

Entendons-nous. Le rire, pour qu’il soit digne de ce nom, se doit de tonitruer. Sinon, franchement, à quoi bon. Les ricanements ne sont faits que pour les petites polissonneries convenues et satisfaites de la télévision. Le ricanement c’est le viagra contrefait pour « cerveaux disponibles » ; une promesse pour gogo qui renforce la passivité. Un pétard mouillé. Une joie de faux cul. Le rire, c’est autre chose.

 

Que fait-on des autres quand on rit ? Dégagement de soi, sortie de la routine, des somnolences courtoises, le rire est aussi ce qui entraîne, se communique. Sa folie douce se répand comme un feu de broussaille. Le rire est une sortie du social que l’on peut toujours partager avec les autres. Savoir mettre les rieurs de son côté. Et l’hilarité générale est un de ces moments qui résonnent d’antique connivence ; où se refait, et de si bon cœur, un peu du cercle humain. Par le modeste attentat de nos zygomatiques commençons la révolution. Allez. Croyez-moi. Le reste suivra.


Soutien à Denis Robert, harcelé par le pouvoir après son livre événement sur l'affaire Clearstream :

http://lesoutien.blogspot.com

Le blog de Denis : http://www.ladominationdumonde.blogspot.com/

 

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17 mai 2007 4 17 /05 /mai /2007 12:37

Fumer. Sécher les cours. Entasser nos sacs U.S au fond des cabines où nous écoutons, religieusement, le tout dernier 33 tours disponible. Punk. Pop. Folk. Rock. Blues. Jazz. Metal. Jazz-rock. Rock progressif. Tout est bon. Tout fait ventre. Le noms des groupes, ce sont nos mots de passe. La boutique s'appelle Au Domaine du Disque. Le saint des saints. Les vendeurs eux-mêmes ont des allures de Christ.

Le rock tournait au fond autour d'une seule question : en être ou pas. Il ne s'agissait pas seulement d'entrer, de sélectionner un produit dans les bacs des disquaires et de passer en caisse comme un vulgaire client. Cela tenait du rite. Il y avait une initiation. Nous entrions dans un univers à part. En marge de la réalité ordinaire. Il fallait se montrer à la hauteur. Cela commençait par des bribes captées sur la BBC ou Radio Caroline, passait par la lecture fébrile des charts du New Musical Express (le mythique N.M.E britannique, introuvable, et dans lequel nous ne comprenions guère que le nom des groupes) ou, a minima, de Best ou Rock & Folk. Mais ceux-ci restaient suspects : trop accessibles. Il y avait surtout le réseau de copains ; et vos références vous marquaient avec précision dans l'échelle de la socialité ado de la middle-class, parce qu'elles indiquaient clairement à tous votre capacité à être ou non " dans le coup " ; c'est-à-dire totalement présent à votre propre existence.

Au fond nous désirions qu’il se passe quelque chose, quelque chose plutôt que rien. Or le rock nous arrivait. Chacune de ses nouveautés avait pour nous valeur d’événement. Dénicher un groupe totalement inconnu mais qui tenait foutrement bien la route, et votre heure de gloire était assurée. Vous grimpiez dans la hiérarchie. Une étape de plus dans votre initiation. On recherchait alors votre présence, vos tuyaux. Respect encore plus grand envers les aînés qui étaient parvenus à négocier avec les parents, en même temps que des tignasses jamais vues, l'achat d'une première guitare électrique, d'une première batterie. On ne comprendra jamais trop comment, d'ailleurs. Peut-être les adultes d'alors pressentaient-ils obscurément la possibilité d'une subversion plus radicale encore et qu'ils n'étaient pas mécontents, au fond, de s'en tirer à si bon compte…

Il fallait à tout cela du secret. De la clandestinité. Voire, mieux encore, de l'illicite… Le rock, ce n'est pas seulement l'oreille collée au transistor sous les couvertures jusqu'à pas d'heures. Ce sont aussi les premières bitures, les premiers pétards… les premières saveurs du corps de l’autre. C'est que le rock ne s'arrête pas à la musique ; il y a la vie qui va avec. La fameuse " rock attitude ". Une sorte de souverain " lâcher prise " que les sourcilleux de l'époque confondaient encore avec un vulgaire " laisser aller ".

Ainsi l'industrie du disque rachetait-elle nos impatiences d'ados. Alimentant nos rêves. Subjuguant nos imaginaires. Structurant notre symbolique. Curieusement, une musique apparue dans le delta du Mississippi, dans le chant des esclaves noirs ou des prêcheurs baptistes du dimanche, venait jusqu'à nous pour nous sauver de notre provincial ennui.

Le rock, fils dévoyé de l'église ? Transe laïque et encanaillée ? Il se pourrait bien, en effet, qu'il y ait dans son mystère ensorcelant quelque chose du vaudou. Mais s'il n'avait été que cela, sans doute son audience n'eut-elle pas dépassé quelques centaines de doux frappadingues électrisés. Le rock, en se répandant d'un bord à l'autre de la planète comme une traînée de poudre, standardisant contre toute attente les goûts et les attitudes les plus hétéroclites, a préfiguré la mondialisation. Aucun colonialisme n'était parvenu à imposer un tel degré d'acculturation. Le rock a réglé nos pas sur son rythme à lui. Comme si chacun n'attendait que lui. Avec un culot jamais vu, il s'est immiscé dans chacune des cultures, s'y est installé avec un naturel confondant. Partout il se présente désormais comme le vibrant symbole de la jeunesse locale.

Au fil des années 60, le rock s'émancipe ; il devient la bande-son des grands mouvements libératoires, des barricades de mai à la boue de Woodstock en passant par la comédie anti-guerre Hair. Pourtant, malgré toute son énergie vitale et son refus de coopérer, en dépit de tous ses saints et ses martyrs (Brian Jones, Janis Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix… D'autres suivront plus tard : Keith Moon, John Lennon, Freddy Mercury, Rory Gallagher, Steve Ray Vaughan, Tim Buckley…), le rock ne parviendra pas jusqu'au point de retournement. La société n'aura pas accompli sa mue. Et ses valeurs, pour n'avoir pas été subverties de fond en comble, n'en sortiront que plus fortes et plus pérennes

Signe des temps : le rock, entre deux concerts de charité style dame patronnesse, fait son apparition en tant que musique de supermarché, en remplacement du vibraphone et du bon vieil orgue Hamon. Le chanteur des Rolling Stones, agenouillé devant sa Reine, devient Sir Mick Jagger aux premières années de ce nouveau millénaire. Le XXème siècle aura vu la naissance et la mort de la charge émeutière du rock. Le rap, dans sa radicalité, aurait pu lui donner un prolongement : mais empêtré par sa violence gangster, son idéologie victimaire et ses ego surdimensionnés, il sombre lui aussi dans le ronron de l'ultralibéralisme et la musique d'ambiance.

Ce que je voudrais montrer ici, non sans perfidie je le concède (et avec, très vraisemblablement, les regrets éternels de l'amant déçu), c'est la parfaite mauvaise foi avec laquelle nous nous sommes appropriés le rock'n roll. Comme si cela venait de nous. Car sous nos airs affranchis de frais nous n'étions guère différents de ces bourgeoises de Zola découvrant l'ivresse de consommer dans Au bonheur des dames. Et nous ne pouvions pas, au tréfonds de nous-même, ne pas le savoir. Tout ça ne tombait pas du ciel. Il y avait bien quelqu'un qui nous la vendait, notre dose de rock'n roll ! Les mégastores n'allaient pas tarder à jaillir un peu partout. Condamnés nos braves disquaires d'antan. Eh oui ; nous nous pensions apprentis rebelles, en rupture avec la société, nous étions surtout des apprentis consommateurs à la sauce yankee. Et là nous étions vraiment bons. Proprement hallucinés par la mise en scène de la société marchande. Pas très éloignés au fond des ménagères rendues hystériques à dates fixes par le début des soldes ; de ces émeutiers d'un nouveau genre qui attendent nuitamment le moment propice pour se ruer acheter la dernière console de jeu ou le dernier Harry Potter.

Ce que nous n'avions pas prévu, c'est que le rock était un phénomène parfaitement taillé pour le marketing de masse. Il l'a préfiguré. Comme la Voix du Seigneur, il parle à tous individuellement. Il est massivement personnalisable. Du coup chacun s'en croit dur comme fer l'unique dépositaire. Et tous crurent qu'ils pouvaient être sauvés…Ainsi nous découvrons que ce qui constituait notre rapport au rock et que nous portions si haut compose de fait l'alphabet du marketing de pointe : parcours initiatique et religiosité (le plan classique d'un magasin spécialisé calque celui d'une église avec en général le logo géant à la place de la croix), personnalisation des produits (customisation), happy few (ventes privées, magasins cachés ou éphémères), appropriation et construction de soi (le produit comme partie intégrante de mon projet de vie), marketing viral (organisation du bouche-à-oreille, flyers pour initiés sur le modèle des invitations aux rave), tribalisme (le produit signe l'appartenance à un groupe social bien identifié)…

William Burroughs déjà avait exprimé le phénomène à propos du mouvement Beat, créé de toute pièce par la presse américaine : " Notre seule révolution c'est d'avoir fait vendre davantage de jean's ", aurait affirmé un jour l'auteur de Naked Lunch. Ainsi va la société marchande : elle n'enrichit les artistes que pour mieux pouvoir ensuite les mépriser.

Le marketing moderne a repris toute les vieilles recettes du commerce du rock pour faire la colossale fortune des World Compagnies. Parce que le commerce du rock représentait déjà la quintessence de l'achat hédoniste né avec la société de consommation. Il ne se pose pas en rupture, il en développe au contraire toutes les logiques et tous les artifices.

OK. Quelqu'un nous a vendu la révolte lyophilisée du rock'n roll. Et les valeurs libérales qu'il nous a inoculé ne lui ont pas seulement rapporté beaucoup d'argent ; elles lui ont assurés notre complète passivité. Notre totale soumission. D'ailleurs, si le rock avait porté une once de révolte véritable, nous ne serions pas une majorité à le vénérer, mais une toute petite bande dont les journaux n'auraient jamais entendu parler. Et si le rock n'avait pas été une religion, les musiciens auraient été des copains, pas des idoles. La musique serait passée des uns aux autres gratuitement. Les groupes n'auraient joué que pour le seul plaisir de se produire. Pour la seule joie de faire cercle. Ainsi le support de nos révoltes adolescentes fut-il avant tout un moule dans lequel nous apprîmes - et sur le bout des doigts - les règles et usages du parfait petit consommateur moderne.

Le rock a maintenu des rêves suffisants pour neutraliser toute possibilité d'action. Le rock est devenu un bobo à catogan roulant 4x4 rutilante et déportant toute la société chaque fois un peu plus sur la droite. Et Simon Foster, guitariste du groupe Metallica devenu comptable, peut poser aujourd'hui fièrement en costard cravate pour une pub Renault avec le slogan : " Il y a des tournants qu'il faut savoir prendre ". Tout ça vous a tout de même comme un furieux relent de collaboration.

 Le rock est un mythe et comme tout mythe il fonctionne sur l'adhésion spontanée ; en cela il fait l'économie de la singularité de celui qui écoute, le dispense de sa propre expérience. De quoi parle le rock, depuis les origines ? D'errances, de sexe, de femmes et de villes natales, de perpétuel désir d'ailleurs et d'improbables retours. Comment ne pas ressentir vraiment, au plus profond de soi, cette tension particulière du rock, entre énergie folle et désillusion, qui donne parfois, et si souverainement, la sensation du détachement et de la liberté ? Et c'est chaque fois comme si l'on avait déjà vécu tout cela ; comme si la tension émotionnelle du rock nous dispensait de notre propre expérience. On est embarqué avec le musicien, au bout de sa route, dans son errance à lui, avec ses femmes perdues et son perpétuel désir de sexe et de liberté. On est lui. Parce qu'à partir de ces archétypes l'identification ne peut être qu'immédiate ; qu'il parle des émotions qui, à des degrés divers, sont aussi les nôtres. A ce titre il soulage notre inconscient et nos non-dits. Mais au final, comme le dit Michka Assayas, " les groupes ont rendu la vie plus décevante encore en faisant croire que le rêve était plus fort que la vie. Le rock a planté dans l'humanité les germes d'espoirs démesurés".

Dans l'une de ses plus belles chansons (une reprise saisissante de Jackson Browne qui parle d'une rencontre avec une belle qui file avec le batteur du groupe), Francis Cabrel chante, en fin musicologue : " Ce soir quand même j'ai compris, faut pas dire à qui je ressemble, faut dire qui je suis " (Rosie - Album Sarbacane, 1989). Dans la chanson le narrateur perd la fille mais saisit l'enjeu véritable : ne pas se perdre à soi-même. Passer de l'apparence identificatoire à son être véritable. Nous n'avions pas vu que ce qui ne libère qu'à demi emprisonne pour toujours.

Le rock nous aura appris la religiosité consommatoire plus que la rébellion. Après avoir transformé son énergie vitale en puissance marketing et troqué son perfecto à clous contre un complet-veston, il nous a plongé dans une fantaisie qui nous a fait passer le goût du réel, donc le goût de la lutte ; puis il a égaré le ticket de vestiaire où nous avions laissé notre identité singulière. Pour finalement, crânes luisants des conseils d'administration, exiger de nous les 15% annuels que l'on doit habituellement aux actionnaires.

Le voilà à terre. A deux doigts d'y passer pour de bon.

Dans le film documentaire de Michael Moore Fahrenheit 9/11 (2004), des soldats américains en Irak se galvanisent en écoutant du screamo rock à fond sous leur casque lourd juste avant de passer à l'attaque. Cette fois la ligne est franchie. La musique des grandes marches pour les droits civiques s'est transformée sous nos yeux en arme à stimuler la tuerie. L'échec du rock'n roll, en tant qu'alternative, pourrait-il être plus complet ? Dans sa chanson Honest with me (Album Love and Theft, 2001), Bob Dylan résume : "Autant de souvenirs, ça peut vous étrangler un homme… Mais je ne regrette rien de tout ce que j'ai fait. Je suis heureux de m'être battu ; j'aurais seulement aimé qu'on gagne ".

Tant et tant de trahisons. Pourtant il reste, au milieu de cette si parfaite débâcle, cette musique qui nous a donné la force de survivre à nos quinze ans. Parce qu'elle garde, dans un coin, tout au fond, la cadence sacrée des chaînes que l'on brise, la ferveur du possible et ce rythme de wagon qui file librement sous les étoiles du grand nulle part.

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