Elle est là. Tout autour de moi. Dans les écritures serrées de tous ces livres que je n’ai eu de cesse, ma vie durant, d’accumuler autour de moi.
Il y a ce pays, avec ses îles et ses oliviers ; et puis tous ces ports, ces passages à travers le grillage où se sont si longuement mêlées les langues et les sangs. Le sourire éblouissant des filles d’ici est né de l’oubli de nos origines. De ce mélange.
Mais ce soir il y a aussi peu d’avenir pour les sourires que pour le sans origine. La liberté de n’être de nulle part nous est désormais refusée. Il faut en être ; d’ici ou de là. Dire son camp. De quel côté de la canonnière.
Nous flottons dans nos vêtements, trois ou quatre tailles en dessous de nous-mêmes. Nous nous habituons à ce flottement, à ce vague. A ce gris parcheminé de la peau. Chacun portant aux yeux de tous la trace de notre disparition programmée.
Au début une seule question : est-ce cela la peur ? Et puis comme une gêne : laisser un cadavre. Une trace que je laisserai à d’autres, des inconnus, le soin d’effacer. Mourir, oui. Mais laisser ce cadavre.
Aussi la gêne finit par rendre la peur plus incertaine. C’est drôle comme les convenances nous préservent des gouffres.
Cette mort et ces livres accumulés. Ce besoin des mots des autres.
Et maintenant : quoi ? Quoi devant cette violence ? Que disent-ils, ces mots ? Que nous enseignent-ils, maintenant que nous glissons toujours un peu plus vers le désastre ? C’est que peut-être la question de Montaigne « Que sais-je » n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, la question serait plutôt : « Qu'avons-nous fait de ce que nous savions ? ». Que faire de ces mots, que faut-il surajouter à la culture pour qu’elle se fasse conscience.
La violence du XX ème siècle nous a accoutumé à ce perpétuel viol des foules, la guerre là, immensément civile, immensément répandue entre les murs effondrés des maisons ouvertes de force. Les cris des familles. Des hommes que l’on tue. Des femmes que l’on emmène. Des enfants aux yeux secs errant dans les décombres. Notre vie passée à consentir à cette dépossession. Nous sommes pris dedans ; dans un dedans de sirènes et de tirs de batteries anti-aériennes. Un dedans d’écroulements, d’explosions. Entre missel et missile.
Les gens qui courent dans les rues. Le regard en coin. Toujours un peu honteux de cette hâte qui dit aussi la faiblesse de chercher un abri. Chercher à échapper aux balles des snipers. Y a t-il une faute à vouloir ainsi continuer à vivre, malgré tout ?
J’ai connu autrefois un vieux pianiste juif qui, au camp de Birkenau, interprétait chaque jour, au moindre instant de solitude, des symphonies muettes sur un clavier dessiné à la craie sur le sol. C’est parce qu’il entendait distinctement chaque note de la musique qu’il jouait qu’il avait survécu, c’est en tout cas ce qu’il prétendait.
Oser un tel livre.