"Certains méditent en allant à la pêche dès l'aube, d'autres en grattant une guitare ; moi je médite en écrivant. Editer est bien sympathique, mais ça te fait perdre le fil. Te porte trop loin de ta pierre de méditation. C'est méditer qui est important. Méditer : s'éveiller à une conscience qui est à la fois ce que tu portes de plus intime et ce qui est ton plus grand dehors", dit-il.
Me délectant de la lecture de Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps, à bord du vol Francfort-Budapest du matin. Un regard sur le bout de l'aile qui disparait par instant dans le
nuage. Juste le bord de fuite, le vide, et cette phrase écrite sur l'empennage : DO NOT WALK OUTSIDE THIS AREA.
C'est précisément là où je vais.
Les envois aux éditeurs : ils ont cessé. Mots de lecteurs, parfois, directs ou indirects, comme venus d'un monde qui m'est de plus en plus étranger. Je ne sais plus ce qu'est un livre. Une histoire, dont je n'ai que faire ? Une accélération du présent ? Une petite excitation éphémère ? Avoir voulu s'ajouter à Joyce et avoir raté son coup. Mais au moins ce fut drôle, enlevé, diffractif. Quelques notes encore, histoire de pousser un peu plus loin la ligne. Une erreur qui persiste. Ce refus d'entrer dans l'industrie du roman, on ne s'en remet pas. Il faut payer. On ne vous le pardonne pas. On vous toise, on siffle entre des lèvres molles "Non mais de quel droit !" ; "Pour qui se prend-il !". Allez hop, un bon petit récit : non possumus. Surseoir. Suspendre. Ecrire est au fond tellement emmerdant. Et tout ce qu'on en dit ; ou ce qu'on n'en dit pas. Alors on met un pollochon tout habillé de vos frusques au bureau, on passe par la fenêtre, on s'esbigne, on prend la clef des champs. Comme un peintre qui ne peindrait plus, plongé dans son carnet d'esquisse. On passe à autre chose. Trop de malentendus. Un livre n'a jamais rendu deux esprits plus proches ni plus aimants ni plus compréhensifs. Il pourrait même qu'il disparaisse pour de bon, le livre, non sous les effets de l'internet ou des "liseuses" électroniques, mais parce que dans le monde d'intenses migrations qui se profile il devient un obstacle au sabir de la rencontre, au balbutiemment de ce qui commence : une pierre trop lourde jetée dans le torrent bondissant. Eh bien qu'importe, qu'il disparaisse. Les gens qui font profession du livre me paraissent déjà trop lourds. Finir comme Han shan et Shi te à hurler des fantaisies sous la lune, à écrire sur l'écorce des arbres. Et savoir s'en tenir là.
au fond de ces brumes
au milieu de ces vents
on pourrait croire
que plus rien d'humain
ne viendra plus.
"je ne sais pas si c'est essentiel,
dit-il.
Je sais seulement que quelque chose
s'est ouvert"
accompli le voyage
et l'esprit erre encore
- plus de place pour les mots
juste un rire qui vient
Dans l'écriture des hommes vrais s'entend tous les risques qu'ils ont affrontés pour un mot, une formule.
pas un de leur ouvrage qui ne s'achève par : "Lâche ce livre, va, goûte le vent" !
mes vieux maîtres avaient tellement de légèreté qu'en général on ne les remarquait pas. Ils auraient tout aussi bien pu être un arbre, un sentier vague, une brume sur le rivage. D'ailleurs ils
étaient tout ça aussi.
Les hommes accomplis existent, j'en ai rencontré quelques uns. Ils avaient en commun un courage et une sagesse hors du commun, qui se traduisaient dans chacun de leurs actes par une générosité naturelle, jamais consciente d'elle-même, qui faisait d'eux, spontanément, des êtres plein de bienveillance et de sollicitude.
(Qui ne vise pas à son accomplissement travaille à son inéluctable réduction).
"Ce qu'invente le roman, ce qui s'invente comme roman, avec Balzac, dans le XIXe siècle : l'écriture fictionnelle se veut œuvre de pensée, en concurrence avec les disciplines qu'elle incorpore ou
précède (physique, biologie, « sociologie »...), et par l'ambition de formuler narrativement le non-romanesque (religion, philosophie, politique, esthétique...)".
(in Balzac : l'invention du roman, Colloque de Cerisy, Ed.Belfond).
On comprend dès lors le piège où tombe l'art littéraire devant cette littérature de substitution qui tend aujourd'hui à étendre le roman de gare, le roman pompier, à
l'ensemble du champ romanesque, au prétexte, certes compréhensible, de marchandisation maximale, de retours sur investissements ultra-rapides.
Le roman, ainsi démuni de cette force interne qui le fait "oeuvre de pensée", pointe avancée de toute discipline organisée, prémisses, visions, devient alors incapable de sortir de
lui-même. Il n'a plus qu'à bredouiller sur les plateaux de télévisions où les séries l'ont depuis longtemps parfaitement remplacé.
C'est de cette sortie du romanesque dont le roman est comptable vraiment. Sans elle, il n'est que lettre morte, histoires pour les enfants, produits de consommation.
(Copyright Gérard Larnac - 2010)
Ecrire, c'est se tenir infiniment dans la bienveillance des commencements.
(Copyright Gérard Larnac - 2010)