La puissance du corps tient à ce don d'être affecté. C'est par ce don d'être affecté qu'il est lié à l'infinité mouvante des choses jusqu'à se découvrir pleinement uni à elle.
La puissance du corps tient à ce don d'être affecté. C'est par ce don d'être affecté qu'il est lié à l'infinité mouvante des choses jusqu'à se découvrir pleinement uni à elle.
Nous laisseront-ils le temps
pour un dernier regard à l'amour
Nous laisseront-ils le temps
pour l'adieu aux amis
Nous laisseront-ils le temps
de sentir encore
ce monde tout contre nous
l’infinie caresse des champs et des estrans
le mystère des forêts et des monts
Nous laisseront-ils le temps
de retrouver notre fureur
Nous laisseront-ils le temps
de brandir les armes incandescentes
de nos poings levés ?
Ma présence
établit une base éphémère
à cette succession de monts
et de rivières sans fin
Comment me faire pardonner
de m’interposer ainsi
dans le flux du monde ?
Tourner le regard
vers la lune
tout en pensant
au soleil
qui l’éclaire
Mon rêve de
révolution
est ici
réalisé
en sa totalité
Le monde des roueries
des palais des ustensiles
s’est décomposé de lui-même
devant la constance
du paysage
Le marcheur solitaire
s’enfonce parmi
les montagnes et les eaux
le chemin monte
dans le nuage
c’est là qu’il disparaît
Le grain des choses
d’est en ouest
comme une promesse latente
qui vient
des brumes lentes
L’image
nul regard de ne peut la retenir
tout change à chaque instant
et tout se continue
au-delà des formes et de l’informe
Laisse l’esprit
à ses opérations
efface en toi
les forces ataviques
- et vois !
Etre si bien détaché du monde
que rien ne nous interdit plus
d’y demeurer encore
un instant
Remonter la montagne
et t’asseoir à nouveau
près de la source
que rien
ne peut tarir
Voir la montagne
Aller vers la montagne
penser la montagne
devenir la montagne
Brusquement la tempête s’est levée
la vague s’est élevée vers le ciel
quelque chose pourtant retient son geste
montagne devenue
Vibrant courant bondissant
parmi falaises et ténèbres
le torrent s’arrête parfois
dans la brume douce esquisse
de ses pénombres chinoises
Le torrent arrive sur la falaise
depuis le cœur sombre de la forêt
se divise en cascades
irrigue mes veines et mon esprit
Immergé en tout ce qui se déploie
Rapproché de tout ce qui s’éloigne
Investi par tout ce qui lâche prise
Rester là
longuement longuement
avec ce
commencement
Quelle vérité
contemples-tu
dans l’estompe du paysage
qui n’est pas la vérité
mais quelque chose
de plus précieux encore
Perdu soudain dans la montagne froide
grondement de l’orage
l’averse est proche
joie sans pareille
L’ordre des choses ?
Mais il n’y en a pas !
Seulement un instant suspendu
dans ce chaos qui va
Plus bas les cultures et les champs
nourrir et habiter
à l’ombre des sources
et des rochers
faire ermitage
au beau milieu
de l’agitation des hommes
Quittés les nuages blancs
mais les nuages blancs
poursuivent leur lent parcours
à l’intérieur de moi
Saurons-nous ici
nous libérer de l’entrave des regards
et des jugements ?
Saurons-nous ici
revêtir l’habit du casanier
tout en gardant nos pieds d’errant ?
Courage et obstination
deviennent ici
lâcheté grégaire et divertissement
combien de fois remonter en esprit la montagne
- ou n’a-t-on fait que rêver ?
Les marchands jouent
avec ta naïveté
les femmes raillent
ton air égaré
les illustres se moquent
de ta sincérité
Il faut plus de courage
pour demeurer ici au chaud
que pour courir les montagnes froides
parfois l’effort semble
tout bonnement
impossible
Boire du vin
écrire et faire l’amour
faire rire un enfant
Compagnons des nuées et des brumes
où êtes vous ce soir ?
Comment vivre
Retrouverai-je jamais le tressaillement
de notre joie commune ?
Ici chacun s’efforce d’imiter
au mieux la vie
que de bonne volonté
sous la grimace
la parodie
Quand donc tout cela cessera-t-il ?
Sous l’élan du pinceau
gît le monde perdu
je contemple de loin
les sentiers disparus
comme on évoque
en silence
des triomphes anciens.
Pourtant certains soirs
quand le tourne la tête
en certaines directions
j’entends encore
courir les eaux
vibrer les montagnes
- sur mon visage
un vent nouveau
Ce n’est pas moi qui reconnaît
Montagne Froide
c’est Montagne Froide
qui me reconnaît
D'ailleurs
on a le même rire...
Parvenu en ce qui, je l’espère, ne constituera guère plus que le dernier tiers de mon existence, voir ce peu de vérité auquel je puis encore avoir accès. Et dire, mot à mot, pour quelque lecteur du futur peut-être, cet ici et maintenant. Dans son intensité. Dans son effarement.
La vérité est dans le contexte, dans ce quotidien que l’on ne voit pas parce qu’il nous contient et nous emporte dans son flux incessant. Sait-on jamais ce qui nous arrive ? Sait-on jamais à quoi nous prenons part ? L’histoire que nous écrivons, nous ne la voyons pas. Viendront ces autres qui diront un peu ce qu’elle a été ; sans y rien comprendre. Nous, nous n’en savons pas plus. Quelque chose comme de l’inextricable est venu opacifier nos existences.
Au fil de ce temps mien qui passe, noter, annoter. Dire d’abord cette dispersion. Cette désagrégation lente. Nous sommes excitables, inattentifs et veules. Les civilisations circulaires ne connaissaient pas un tel dessaisissement. Pas plus que celles qui les ont chassées, avec leur culte du temps fléché par l’idéologie de progrès. C’étaient des temps de certitude. Avec leurs « valeurs », leurs rites, leurs « repères ».
Or ni le temps circulaire ni l’idéologie de progrès n’organisent plus pour nous de plan fixe et immuable. Nous vivons désormais dans l’apesanteur d’un monde sans épaisseur ; en état de réalité dépassée. L’espérance du salut technologique a disparu. Ne reste que cette superstition qui nous fait croire dur comme fer qu’il suffit d’accélérer une machine absurde pour échapper à son absurdité. C’est elle qui nous mène. Dictant chacun de nos actes, chacune de nos pensées. Fuite dans la « réalité » virtuelle. Dans cet espace mort qui, peu à peu, s’est substitué à l’espace vivant ; et nous tient lieu de tout. Un tout sans ombre. Un tout sans reste. Sans écart ni échappatoire.
Que ce soit par l’étiolement autiste de la globalisation ou par l’angoisse du compte-à-rebours écologique, nous touchons aux limites. Nous avançons dans un espace que nous dévastons à mesure. Chaque pas amenuise le chemin et porte plus loin ce qui nous dévaste. Jamais homme avant nous n’avait eu un tel sentiment de phase terminale de la vie sur Terre. Nous sommes les premiers. Sans trompettes de l’apocalypse. Seuls avec cette fin. Dans cette étrangeté.
On nous dira : « Mais quoi ! Et la prodigieuse augmentation de l’espérance de vie ! ». Quand c’est seulement la lenteur de l’agonie qui augmente. Pas la vie. Nous avions appris que marchaient ensemble et le progrès technique, et le progrès social, et le progrès moral, et le progrès de l’Homme. Nous constatons, en ce triste commencement de millénaire, qu’il n’en est rien ; et qu’il n’est nul progrès. Jamais.
Sous nos yeux la parenthèse enchantée de la démocratie se referme peu à peu. C’était, comment ne pas s’en rendre compte à présent, un cadeau de l’Histoire ; pas son cours naturel. Une étourderie de tyran, en quelque sorte. Ni la violence, ni la rouerie, ni l’avidité, pas même la mesquinerie, n’ont disparu à son contact ; bien au contraire. Il y aurait fallu l’épanouissement réel d’une culture du libre arbitre, l’apprentissage patient du discernement, fondé sur la connaissance ; on constate qu’ils font défauts, que nous parlons sans cesse d’une démocratie que rien ne fonde.
L’art et la culture ont perdu leur exigence vitale : vautrés dans la complaisance marchande, ce ne sont plus aujourd’hui que des idoles en ruine que d’anciens pouvoirs ont déserté.
La richesse des uns fait la pauvreté des autres. Les oligarques ont repris au peuple un à un tous leurs privilèges ; et cette rapine n’aura pas de fin. La course au capital financier et symbolique est devenue non seulement effrénée mais surtout le seul et unique mode d’existence prétendument « responsable ». Les opposants ne seront plus réduits par le feu ; la pauvreté suffit. Ramenant l’ordre, dans un calme carcéral.
L’Etat, lorsqu’il renonce à la « Providence », qu’il n’est plus garant des équilibres, ne sait plus être autre chose qu’un Etat policier protégeant les intérêts des oligarques globalitaires du « marché ». La technostructure est là pour effacer le politique par la « revolving door » public-privé (on remercie les « serviteurs de l’Etat » en leur permettant ensuite de pantoufler à la tête d’un grand groupe privé), éradiquer toute tentation alternative et asservir toujours plus le citoyen au marché. L’honnête homme, critique éclairé comme il se doit, sera partout pourchassé, criminalisé, empêché d’agir. On asséchera ses sources et ses ressources : sa culture comme sa subsistance. Son imaginaire, aussi : nous y sommes ! En plein !
Au moment précis où l’individu, par les formidables accès nouveaux au savoir, a enfin les moyens de son émancipation et de son affirmation en tant que Sujet, une ombre inverse plane : les algorithmes, les modélisations à partir des métadonnées semblent dire sur nous plus de choses que nous en savons nous-mêmes. L’individu ne compte plus, il s’efface devant la loi statistique des grands nombres. On ne parle plus en termes d’homme unique, mais en termes de millions d’hommes identiques, ou à champ de variation restreint. Les mêmes millions d’hommes que l’on jetait jadis dans le servage, l’usine, la guerre, et dans un registre moins douloureux, dans la consommation. La synchronisation née de la convergence entre la globalisation, la culture émotionnelle de l’image et les nouvelles technologies (ubiquitaires, en « temps réel » et composant avec l’humain un hybride nouveau) tend à convertir l’individu en simple servant d’une machinerie générale. Ce schème est connu : c’est la ruche, l’existence affairée et sans âmes des insectes sociaux.
La convergence entre l’éclipse d’un Sujet tel que le vieil humanisme tenta de l’instaurer et la synchronisation technicienne et émotive des individus ouvre devant nous des déserts terrifiants. Un monde vitrifié où il ne sera plus question, à nouveau, que de « matériel humain », et non d’Homme.
On fait nombre. On fait mouvement. On n’est pas là. En permanence, le Sujet est ré-impliqué d’autorité dans cette « masse » dont il ne saurait s’extraire sans menacer l’ordre des choses, par les sondages, les data bases, le règne de l’opinion publique, les trois ou quatre infos ressassée jusqu’à la nausée, les fausses exemplarités jetées en pâture par les journaux « people ». C’est le règne de l’homme quelconque qui n’existe pas mais qui sature pourtant le champ entier de l’existence…
Le million d’hommes, c’est plus personne. C’est l’individu nouveau façonné par l’inemployabilité, l’exclusion. L’homme inutile, et infiniment coupable de se savoir inutile. L’homme « variable d’ajustement » : des cadences, de la finance, de la guerre nouvelle, non déclarée, dont il est la victime civile, collatérale. Des noms. Des listes. Des statistiques. Plus de reconnaissance. A la place, des injonctions paradoxales (« Soyez libres mais complaisants », « singuliers mais identiques », « trouvez un travail quand il n’y en a plus », « pensez par vous-mêmes mais collaborez », « votez même si votre voix ne change rien »…) sous l’effet desquelles le sujet, peu à peu, se dissout. Par lassitude.
Ce sentiment de n’être pas compris. De n’avoir personne à qui envoyer un signal de détresse. Un immense isolement a circonscrit chacun dans le cercle opiniâtre de ses étroitesses personnelles. On se renferme. Le sujet, qui se rêvait naguère maître de lui-même et de sa destinée, a été réduit aux dimensions fonctionnelles de son être social. Quelque chose nous a piégé, là même où nous pensions connaître la libération. Après des siècles de servage, cette immense paralysie. Cette vide sidération. Cette vie empêchée. Une vie pour rien. Et la honte de ne savoir que faire.
Quel est ce peu qui nous reste ? Quel est ce peu qui résiste ? Le sentiment d’une présence diffuse. L’individu existe. Je le respire en moi. Je le sens à travers les fibres de mon corps, à travers ses énergies mentales. Mais quel individu ? Dès que je me raccorde à l’espace de mes semblables, me voici devenir foule, mu par la seule logique des grands nombres et des statistiques, aussi docile qu’un fluide dans un flacon que l’on incline tantôt dans un sens tantôt dans un autre, selon une volonté qui m’est parfaitement étrangère. La merveilleuse télévision, le fantastique savoir circulant des média, se sont transformés en outils de propagande quotidienne. Donnant le tempo de nos hallucinations collectives. Nous enfermant dans leurs rituels.
On ne veut plus habiter. Ni habiter l'ici, ni habiter sa propre vie. J'ai longtemps écrit pour mieux habiter : pour mieux m'éprouver moi-même, en connexion avec un dehors, avec un immédiat. Pour mieux retrouver l'autre. Pour mieux inscrire mon campement dans le territoire. Or tout ceci s'achève. La société devient liquide, fluide : passant d'un état à l'autre, d'une situation à une autre. L'organisation de cette instabilité, de ce mouvement perpétuel, est au bas mot ce par quoi Arendt définissait l'état totalitaire : jamais rien de fixe pour empêcher l'esprit de « faire le point ». L'Histoire (dont nous sommes comptables, qui inscrit nos vies dans un récit cohérent et un futur toujours à construire) est effacée. Le temps n'existe plus. Tout s'étire, hors sol comme on dit désormais. L'explosion du nombre des données disponibles se substitue à l'intelligence de ce peu qu'il nous faut comprendre : qui suis-je, que m'est l'autre, où me mènent ma liberté et ma conscience ? Aujourd'hui ce qui n'en passe pas par la superficialité du fluide est devenu inaudible : comme des ondes dans le spectre lumineux que l'oeil ne perçoit plus. La vitesse triomphe. La brièveté. C’est à cette vitesse, dans cette brièveté, qu’il nous faut parler ; au risque sinon de devenir imperceptible.
L’imposture va plus vite que notre discernement. Il faudrait ralentir. Revenir au temps de la conscience.
On vérifie tous les jours que la démocratie n’est plus l’option retenue par ceux que nous avions cru de bonne foi élire. On ne préside pas démocratiquement aux destinées d’un pays lorsqu’on s’assoit sur l’expression du suffrage universel ou que, faute de moyens alloués, on ne soigne plus les malades, on ignore les vieillards, on n’éduque plus la jeunesse, on raréfie le travail des actifs, on paupérise les demandeurs d’emplois, on stigmatise les minorités et les étrangers, on criminalise les opposants. Car alors le seul antidépresseur social, au milieu de tel chaos, c’est l’exaltation identitaire : et l’on sait où tout cela nous mène.
Les enjeux qui se posent actuellement à nous, peuples d’Europe, échappent par leur ampleur à la simple gouvernance des technocrates, à leur « business as usual » et à leur suffisance : car ils sont l’Histoire. L’Histoire tragique, bouffonne et tragique.
Dans un tel contexte, la Presse joue un rôle ambigu. Si la multiplication des canaux d’information ne permet plus aujourd’hui de spéculer sur l’ignorance, en revanche jamais le fossé n’a été plus grand entre l’accès à une masse considérable de données et la conscience claire des choses. Avec l’irruption du web et du web mobile, nous sommes passés de l’information, objet intellectuel, au contenu, objet technique. Un objet technique globalisé qui ne sert qu’à enfermer en un même « climat d’idées » les individus standards de la nouvelle société synchronisée; et qui ne relève plus de la pensée. L’intelligence collective naît du difficile passage entre le fait et sa signification. Mais dans un monde interconnecté, hautement réactif, où tout a de l’influence sur tout, la surinformation, bien loin de fournir des repères utiles, est devenue l’une des causes principales de la passivité contemporaine et de ses corollaires directs, la peur du changement et la démoralisation.
C’est ainsi que l’idéologie, avec son culte absolu de l’univoque et sa haine de la complexité et des nuances a partout repris la main. Aujourd’hui le secret le mieux gardé est en pleine lumière, au centre aveugle de l’imagerie en continue. Un constant dressage des citoyens à l’adhésion inconditionnelle a remplacé l’éducation à l’esprit critique d’autrefois.
Désormais le Pouvoir est sans forme et sans contrôle : il s’est volatilisé. Qu’on en prenne le siège, on découvre une place vide, comme l’avait dit Foucault. C’est que cette place est aussi en nous, dans nos habitus, nos routines. Il est dans les technostructures même de nos sociétés et nos réflexes de pensée. Plus ces technostructures se précisent, avec leurs normes et leurs règlements apparemment « objectifs », « techniques » « de bon sens », plus l’étau se resserre tout autour du champ des possibles ; jusqu’à se réduire à la pure voie royale des oligarques mondialisés, au jeu de leurs intérêts bien compris.
Comment s’étonner, dès lors, de la perte progressive des savoirs émancipateurs, au profit de l'autorité restaurée de la religion ? Croire, mieux que savoir. Croire, pour détruire le savoir et la liberté qu'il suppose. Car ne sachant que faire de la liberté on tend toujours à la détruire, pour ne pas assumer la responsabilité individuelle qu'elle suppose.
Plus la société devient complexe, plus elle se fragilise ; plus elle sort ses polices. Mais ces menaces explicites ne sont que la forme de sa propre impuissance. La « ville intelligente » que l’on nous promet pour demain n’est séparée du chaos le plus incontrôlable que par l’épaisseur d’une feuille de cigarette. Et tout le système ne tient que par l’oubli de cette épaisseur-là. Le vertige des périls nous pousse à sanctifier nos solutions toujours précaires. Plus de complexité, plus de périls et plus de dogmes qu’on ne saurait remettre en cause.
La situation actuelle, c’est que les oligarques sont en train de militariser leurs polices à l’encontre de leur propre peuple (« guerre asymétrique » contre l’ennemi intérieur) et de dresser les peuples non alignés à coup de tapis de bombes, dans des opérations illégitimes considérées, non pas comme des conflits ni même comme ingérence, mais comme de simples actions de « maintien de l’ordre » ; les globalitaires sont en train d’unifier pratiques, pensées et sentiments, synchronisant entre eux les individus au point de faire de cette Terre une ruche industrieuse entièrement sous contrôle ; les totalitaires sont là pour asservir les derniers insurgés et imposer le retour à l’ordre ; d’eux vous ne voyez que des sourires à la couverture des magazines People, et ces images d’un bonheur de riche près des piscines, des jets privés et des Lamborghini ne sont que les piécettes que ces Olympiens jettent au peuple avec dédain. Libre à celui-ci de les ramasser servilement ; ou pas.
Il n’y a pas de confiance sans goût de l’avenir, il n’y a pas de goût de l’avenir sans confiance. Notre manque de confiance actuel trouve son origine dans la culture de l’impuissance où nous baignons depuis la victoire de l’idéologie globalitaire. Le global est sans reste et sans échappatoire. Seul le retour de cette seule conviction que l’avenir nous appartient, nous citoyens, peut réveiller la confiance ; et donc l’avenir lui-même, que nous transformons à chaque pas en sa direction, à chaque pensée que nous lui adressons. Rien d’écrit : tout à faire, tout à inventer.
Le Pouvoir consiste à multiplier le nombre de ses obligés. A ce titre, pouvoir et corruption marchent main dans la main. Cependant, quid de ceux qu'on n'a pas pu corrompre, soit parce qu'ils s'y refusent, soit par ce qu'ils sont trop nombreux ? Il faut les tenir par une dette supposée. Pour accepter de se soumettre au pouvoir, il faut lui devoir quelque chose. La dette est au coeur de la constitution même du pouvoir. Ceux que le pouvoir n'achète pas, le pouvoir les endette. Lui seul décide qui seront les barons, qui seront les valets. La dette constitue une rupture d'égalité, le retour à l'équilibre ne pouvant se faire avant l'extinction complète de celle-ci, c’est-à-dire jamais. Pérenniser une dette, c'est pérenniser le principe d'inégalité, c'est-à-dire l'instauration d'un régime a-démocratique. C'est tout le génie de cet instrument politique que représente « la dette » : elle culpabilise le citoyen au point que celui-ci s'estime lui-même coupable du déficit démocratique dont il est de fait la victime.
La fin de la pensée globale coïncide avec la globalisation des échanges. La confusion n’en est que plus profonde. Mais des signes sont là qui attestent d’une certaine volonté de mutation. Nous sommes coincés dans une période de transition, mais il n’est pas impossible que nous soyons contemporains d’un basculement vers autre chose. La crise de l’universalité, par exemple, est un élément essentiel pour repenser ce que j’appelle l’Un-Divers. Ce que nous tenions pour des marges, des périphéries, sont en passe de nous donner une leçon infiniment précieuse : il n’y a pas de centre. Il n’y a pas de direction. Ou alors tout est centre et tout est direction. La pensée en réseau, grâce à Internet, prend corps. Cela rend plus concrète une pensée qui, bien évidemment, précède la Toile. Tirons toutes les conséquences de cette pensée en réseau. Celui qui saura avancer dans ce paysage mental inédit verra des rivages nouveaux.
Il faudra, pour pouvoir aller vers l'Autre, passer de la tolérance à la rencontre, du dialogue à l'inspiration, de l'acculturation assimilatrice à la créolisation véritable. Ce n’est que lorsque nous aurons libéré l’avenir de la fatalité où certains avaient tout intérêt à le maintenir que nous recommencerons à vivre en hommes libres et conscients.
L’impératif catégorique de « s’adapter » absolument et strictement à un nouvel ordre des choses, par ailleurs mouvant et non strictement défini, tient lui aussi de l’injonction paradoxale. On ne peut s’adapter qu’à ce que l’on connaît. Or ce qui vient reste en grande partie méconnu ; pensez qu’aucune « agence de notation » n’avait prévu la crise des subprimes qui a emporté la planète, quand les mêmes entendent désormais dicter le contenu et le rythme des réformes ! S’adapter d’accord ; mais à quoi ? Au lieu de rigidifier les cases et de normer toujours plus nos technostructures, on devrait au contraire laisser des vides, du jeu ; c’est par là, et par là seulement, que s’insinue le possible. On n’a pas autorité sur l’avenir, et ce n’est pas en prenant des mesures contraignantes que l’on peut avancer vers lui. Par contre l’attitude que l’on adopte à son égard le modifie en profondeur. La grande stupidité de l’époque que nous traversons consiste à prétendre que les choses sont déjà toute écrites ; qu’il suffit de flexibilité ici (côté citoyen), de rigidité là (la fameuse « rigueur » politico-économique).
Qu’aurons-nous été d’autres que des voyageurs grisés à la portière d’un train fou, accoudés à nos vitres baissées tandis que file le paysage dans le ballet où se croisent et se décroisent incessamment tous les plans du visible, goûtant avec délice cette seconde suspendue à l’abîme, ivresse, juste avant de glisser dans le noir ?
1975-2015. 40 ans de crise n'en est plus une : c'est un régime. La « crise » ne nomme pas un accident, mais un régime politique. Non que le régime traverse une crise : la crise est le régime politique lui-même. La marque du coup d'Etat dont nous sommes les contemporains et les victimes.
Que la crise soit aussi l'occasion, le moment opportun ; car de l'incontrôlable s'est introduit dans la structure. Et le régime qui croyait étendre grâce à elle le champ de son autorité se trouve aussi exposé comme jamais à ce qui le condamne.
Laissons-leur tout.
Privons-les de nous.
Vivons libres : nous n'avons besoin ni de leur cynisme ni de leur avidité. Moins encore de leur façon d'organiser tout cela en notre nom.
Quitté New Orleans par la 10 West
passé Baton Rouge
la 110 North
et
direction Natchez
enfin
la highway 61
The highway of Blues
celle de Dylan
delta blues filant sur Memphis Nashville et Chicago
des numéros de routes
des directions
East
West
North
South
Hurricane Evacuation Route
jamais de nom
pas de ville
pas de destination
juste des routes
et des jonctions
et la promesse du vent
Parfois la nuit la rue fait bloc. Un roc impénétrable. Part arrachée à l’épaisseur plus générale du cosmos. On est là, jeté dans cet obscur scintillant, entre le poids des choses et la légèreté du monde. Lévitant. Fracassé. Marchant pour faire sonner nos pas, simplement, sur les trottoirs déserts. Avancer vers ces carrefours d’illusions où les néons rares se déposent en reflets colorés, noyés au fond des flaques avec les dernières feuilles mortes. La nuit charbon noir laisse sa trace sur les chairs à vif. Elle empèse les rares silhouettes, on dirait des âmes de revenant qui feraient pénitence. On les regarde, de loin. On ne sait que leur dire. Comment les aborder. Ce sont nos frères en déambulations nocturnes. Il y a ceux qui rentrent dont ne sait où. Il y a ceux qui errent, qui sait jusqu’où. Entre les deux existe une frontière ténue, indistincte, celle qui sépare peut-être le désespoir et la maraude, l’abattement et l’espérance. Mots d’amour murmurés dans l’obscurité fumeuse des lampes à sodium, dans le creux connecté de nos mains esseulées. Il faudra bien passer à travers cette nuit. Parce qu’on n’a pas mieux à faire. Parce que tout ce qu’on a connu d’ouvert et d’accueillant s’est peu à peu fermé à double-tour. Barrières, digicodes, rideaux de fer cadenassés. Et tout ce que l’on a été se résume à cette ombre furtive dans le fond des impasses. Où allons-nous. Qui sommes-nous. Quelle part de ce calvaire lent, dans le lent dépotoir de nos candeurs et de nos rêves. Nous essaimons nos solitudes en titubant dans le noir. Nous effleurons nos semblables, nous aurions tant voulu nous y accrocher à cette main, à ce bras, cette épaule ; mais nos semblables sont envahis de terreurs toute pareilles aux nôtres. Nous baissons la tête, et personne n’en dit rien, et chacun fait comme si. Seulement cette nuque entrevue, et qui passe. La nuit s’entête. Nous disséminons nos angoisses à travers les mille arrangements de ce vieux chaos mutique. Urban desperado. Dans les tours assombries les rares veilleurs finiront-ils par découvrir quelque chose d’utile à leur propre vie ? On voudrait juste que leur lumière tienne bon, encore un peu, jusqu’au matin qui viendra aussi subitement que tombe la cendre des cigarettes entre les doigts des assoupis. A mille floraisons nocturnes la vie « after hours » se faufile en nous, comme un sortilège. Ronde sauvage des heures perdues. Des pas perdus. Sous la nuit noire la ville est rouge comme la braise. Le feu couve.
Syriza en Grèce dès la fin du mois, Podemos en Espagne un peu plus tard dans l’année ont toutes les chances d’accéder au pouvoir. Une brèche dans la doxa ultralibérale va-t-elle finalement être ouverte ?
Présentés comme deux calamités anti-européennes par les gardes rouges de Bruxelles, ce serait là des partis dignes de l’ère soviétique ! Soupçon de principe. Et bien entendu les Bourses nous refont le coup de la monnaie qui dévisse… Mais pourquoi tant d’agitation autour de deux partis qui sont avant tout l’expression d’une alternative citoyenne et d’un retour à la démocratie ? Alors que le fromage mou de Hollande n’a rien compris à la grandeur du destin qui l’attendait (être un seigneur du sud plutôt qu’un valet du nord), les économistes les plus sérieux, bien loin de l’extrême gauche, estiment que l’austérité seule, à laquelle s’est réduite toute politique « responsable », constitue bien un remède qui tue le malade ; c’est-à-dire un poison. Chaque mois qui passe en apporte une preuve supplémentaire. Et pourtant l’on persévère, selon cette logique de Shadock qu’à force de répétition l’erreur se corrigera d’elle-même. Avec une hargne peu digne de leur fonction, la Chancelière Merkel, mais aussi le FMI, menacent clairement la Grèce et l’Espagne de représailles en cas de victoire « à gauche ». Cet invraisemblable déni de démocratie, qui vient après tant d’autres que nous en restons en état de sidération, est l’expression de leur hantise : la contagion de l’exemple Grec et Espagnol à l’ensemble des pays du sud, et de là à toute l’Europe. C’est une ligne de front ouverte depuis longtemps par une dualité mortifère : soit l’économie, soit la démocratie. On vérifie tous les jours que la démocratie n’est plus l’option retenue par ceux que nous avons pourtant élus.
C’est au maillon le plus faible que l’on juge une société. On ne préside pas démocratiquement aux destinées d’un pays lorsqu’on s’assoit sur l’expression du suffrage universel ou que, faute de moyens alloués, on ne soigne plus les malades, on ignore les vieillards, on n’éduque plus la jeunesse, on raréfie le travail des actifs, on paupérise les demandeurs d’emplois, on stigmatise les minorités et les étrangers. Car alors le seul antidépresseur social, au milieu de tel chaos, c’est l’exaltation identitaire : et l’on sait, chère Madame Merkel, où tout cela nous mène. L’islamophobie qui manifeste actuellement sous vos fenêtres devrait vous inciter à plus haute compréhension. Les enjeux qui se posent à nous, peuples d’Europe, échappent par leur ampleur à la simple gouvernance des technocrates, à leur « business as usual » et à leur suffisance : car ils sont l’Histoire.
Ce qui se joue avec le désir-Syriza ou le désir-Podemos, au-delà même du fait économique et politique, c’est le retour du possible, de l’alternative, c’est-à-dire de la liberté de penser. On peut toujours se tromper, faire les mauvais choix ; mais abandonner l’avenir à la doxa, soumettre les esprits à la doctrine officielle, s’en remettre à l’univoque, c’est nier le futur, déserter le présent, corrompre la vie même. C’est là en bonne part l’origine du désarroi contemporain.
Cette agression contre le possible, cette fermeture progressive de l’ouvert, elle ne date pas d’hier. Préparée en silence pendant les « 30 Glorieuses », c’est au cours des années 80 que la fin des alternatives a été promulguée avec pompe par Margareth « Tina » Thatcher et les idéologues de la « globalisation » (Hayek, Friedman & Co). Au point de devenir l’antienne de tout « responsable » digne de ce nom. Un futur tout écrit nous attendrait déjà, de toute éternité ; et rien à faire pour nous y soustraire. Un monde sans discussion ; sans rêve ; sans rémission. La gestion, la gouvernance, l’administration ont chassé le projet d’élaborer « une vision». Nous ne sommes plus au monde. Nous ne sommes en tous cas plus capables de l’habiter en conscience.
La métaphore naturaliste, depuis, règne sur la novlangue médiatique et politique : « On ne lutte pas contre la pluie, on la constate », clament le chœur des analystes de complaisance pour qui l’économie suivrait une pente contre laquelle on ne peut rien. Le « bon sens » d’aujourd’hui, c’est l’impuissance. Le résistant, figure du héros pendant l’Occupation, devient archaïque : « Don’t be evil ! », demande Google à ses employés : « Ne lutte pas, laisse-toi faire, sois docile ». La sur-modernité sera collaborationniste ou ne sera pas.
Cette étrange permutation des valeurs entre résistant et collabo devrait pourtant sonner aux oreilles démocratiques comme une alerte générale. Ce n’est encore que trop partiellement le cas.
En France, depuis les grandes grèves de 1995 contre les ordonnances Juppé, des livres tels que L’Horreur économique (Vivianne Forrester) ou le travail de Pierre Bourdieu (et sa maison d’édition Raisons d’agir) ont pourtant nettement marqué un désir d’émancipation, voire de sécession, que résume bien ce slogan des « altermondialistes » : « Un autre monde est possible ». En 1998 la création du mouvement d’éducation et de vigilance citoyenne ATTAC concrétise ce nouvel esprit du temps. « L’autrement », « le divers », « le possible », sont peu à peu revenus dans un champ abandonné jusque-là au monopole indiscutable de la doxa et de ses illusionnistes patentés.
Mais cette prise de conscience nouvelle, qui rompt avec l’idéologie de progrès continu et de marche inaliénable (« destinée manifeste », « fin de l’Histoire », « Guerre de civilisation »), peine à se faire entendre. De fait elle se heurte à la violence d’Etat.
En juillet 2001, le G8 de Gêne donne lieu à de violentes émeutes (un manifestant tué). L’assaut des forces de l’ordre sur l’école Diaz, qui abrite des media alternatifs et des manifestants, est dénoncé par Amnesty International comme étant « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » : plus de 300 manifestants sont battus, arrêtés, torturés puis séquestrés arbitrairement pendant trois jours. Les sommets suivants se dérouleront loin du regard des citoyens, dans des camps retranchés et des villes bouclées soumise à couvre-feu.
Quand le pouvoir complote ainsi à l’écart des peuples, c’est qu’un changement de régime a eu lieu : un coup d’Etat. Le 11 septembre 2001 en a opportunément apporté un semblant de légitimité (Avec des questions toujours pendantes quant aux surprenants aveuglements sélectifs de l’administration américaine à l’égard de l’Arabie Saoudite). Cette année-là la guerre contre le terrorisme (intérieur et extérieur) est déclarée. C’est une guerre sans règles, sans convention de Genève, sans prisonnier ni jugement : on tue à distance, par drone. Une simple opération de police à l’échelle planétaire. On le sait à présent, 90% des déportés de Guantanamo étaient innocents des crimes qu’on leur imputait. Mais l’important n’est pas là. L’important, c’est que l’état d’exception soit déclaré ; et qu’il soit permanent. L’ethnocentrisme le plus brutal a remplacé la diplomatie et la recherche nécessaire de la compréhension mutuelle et du consensus. Dans cette période, ce ne sont pas seulement les droits des citoyens qu’on bafoue, c’est la pensée elle-même qui régresse. La constitution de l’Autre en monstre absolu est de retour. L’humanisme, qui ne tenait déjà plus qu’à un fil après les désastres du XXe siècle et les arguties « postmodernes », est définitivement saccagé ; voire hors de propos. Le but d’une société humaine n’est plus l’épanouissement de la liberté et de la dignité des hommes, mais bien le maintien de l’ordre par la terreur d’Etat.
Dans un tel contexte, la Presse joue un rôle ambigu. Si la multiplication des canaux d’information ne permet plus aujourd’hui de spéculer sur l’ignorance, en revanche jamais le fossé n’a été plus grand entre l’accès à une masse considérable de données et la conscience claire des choses. L’intelligence collective naît du difficile passage entre le fait et sa signification. Mais dans un monde interconnecté, hautement réactif, où tout a de l’influence sur tout, la surinformation, bien loin de fournir des repères utiles, est devenue l’une des causes principales de la passivité contemporaine et de ses corollaires directs, la peur du changement et la démoralisation.
C’est ainsi que l’idéologie, avec son culte absolu de l’univoque et sa haine de la complexité et des nuances, et malgré Internet, a partout repris la main. Aujourd’hui le secret le mieux gardé est en pleine lumière, au centre aveugle de l’imagerie en continue. Un constant dressage des citoyens à l’adhésion inconditionnelle a remplacé l’éducation à l’esprit critique d’autrefois.
En France, dès 2005, « l’autrement » s’est violemment heurté à la rouerie d’Etat. Un « Non » au référendum portant sur la Constitution européenne s’est subitement transformé en « Oui ». Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été bafoué par une démocratie qui révéla pour le coup son aspect parodique. Et l’effacement volontaire de la politique dans l’économie (comme si l’économie, ce n’était pas de la politique) et la technostructure (« L’Europe », « la mondialisation ») a refermé sous nos yeux la parenthèse, même très imparfaite, du compromis social et de la liberté individuelle que nos aînés avaient su ouvrir dans l’immédiate après-guerre.
Désormais le Pouvoir est sans forme et sans contrôle : il s’est volatilisé. Qu’on en prenne le siège, on découvre une place vide, comme l’avait dit Foucault. C’est que cette place est aussi en nous, dans nos habitus, nos routines. Il est dans les technostructures même de nos sociétés et nos réflexes de pensée. Plus ces technostructures se précisent, avec leurs normes et leurs règlements apparemment « objectifs », « techniques » « de bon sens », plus l’étau se resserre tout autour du champ des possibles ; jusqu’à se réduire à la pure voie royale des oligarques mondialisés, au jeu de leurs intérêts bien compris.
Ce que, à travers la constitution d’une société virtuelle et d’un pouvoir volatil, le salaud tente de nous faire oublier, c’est qu’il a un nom, un visage, une adresse. Que tout réseau virtuel peut être débranché. Plus une structure dépend de la technique et plus elle est puissante : mais plus elle devient vulnérable. Un système peut contrôler quelques interactions ; pas mille interactions simultanées à chaque instant. Plus la société devient complexe, plus elle se fragilise ; plus elle sort ses polices. Mais ces menaces explicites ne sont que la forme de sa propre impuissance. La « ville intelligente » que l’on nous promet pour demain n’est séparée du chaos le plus incontrôlable que par l’épaisseur d’une feuille de cigarette. Et tout le système ne tient que par l’oubli de cette épaisseur-là.
Les oligarques sont en train de militariser leurs polices à l’encontre de leur propre peuple (« guerre asymétrique ») ; les globalitaires sont en train d’unifier pratiques, pensées et sentiments, synchronisant entre eux les individus au point de faire de cette Terre une ruche industrieuse entièrement sous contrôle ; les totalitaires sont là pour asservir les derniers insurgés et imposer le retour à l’ordre ; d’eux vous ne voyez que des sourires à la couverture des magazines People, et ces images d’un bonheur de riche près des piscines, des jets privés et des Lamborghini ne sont que les piécettes que ces Olympiens jettent au peuple avec dédain. Libre à celui-ci de les ramasser servilement ; ou pas.
Ce que l’on a voulu nous faire oublier, surtout, c’est que le futur dépendait de nous. Il est fait de la somme des regards qui se portent vers lui. Il n’existe pas dans un toujours-déjà là. Il s’écrit au contraire, seconde après seconde. Qu’il advient, ne cesse d’advenir, sous chacun de nos pas, dans chacun de nos gestes, chacune de nos pensées. Il faut postuler la liberté pour que la liberté prenne corps. Il faut postuler le possible pour que le possible demeure un champ ouvert. Or notre futur a été présenté comme le fond d’une impasse, un mur de la honte où n’existerait que le filtre d’un seul check-point, un seul point de passage : celui de l’ultralibéralisme globalisé. Ce n’est que lorsque nous aurons libéré l’avenir de la fatalité où certains avaient tout intérêt à le maintenir que nous recommencerons à vivre en hommes libres et conscients.
Il n’y a pas de confiance sans goût de l’avenir, il n’y a pas de goût de l’avenir sans confiance. Notre manque de confiance actuel trouve son origine dans la culture de l’impuissance où nous baignons depuis la victoire de l’idéologie globalitaire. Le global est sans reste et sans échappatoire. Seul le retour de cette seule conviction que l’avenir nous appartient, nous citoyens, peut réveiller la confiance ; et donc l’avenir lui-même, que nous transformons à chaque pas en sa direction, à chaque pensée que nous lui adressons. Rien d’écrit : tout à faire, tout à inventer.
Hannah Arendt l’a dit du « crime de bureau » : c’est l’imagination qui manque, l’imagination qui seule révèle la responsabilité individuelle, la misère et la grandeur de l’Homme. L’imagination qui nous prévient à l’avance de ce que constitue chacun de nos actes : s’ils sont d’un salaud ou d’un honnête homme. L’imagination encore qui, s’élevant au-dessus de l’arbitraire du jugement, nous révèle ce que nous sommes vraiment. L'insurrection est fille naturelle de l'imagination. C'est de cette même imagination que dépendent nos futurs. Ils ne sont faits que d'elle..
Gérard Larnac Copyright janvier 2015.
Je retrouve (sur une clef perdue) une vieille interview, sans doute de 2010. Pour ne pas la perdre à nouveau, comme je fais de nombreux textes, je la colle ici. Elle vaut ce qu'elle vaut. Je l'ai un peu complétée. Pièce égarée de l'Atelier.
Kenneth White
Lorsque j’étais étudiant (un étudiant en rupture de ban, dilettante, plus souvent sur les routes qu’à l’université), je voyais Kenneth White comme le dernier des loups des steppes en matière littéraire. C’était un solide marcheur, venu d’ailleurs (L’Écosse), un érudit méthodique à l’ancienne portant des univers épars (L’Asie, l’Amérique, le Grand Nord), grand admirateur comme moi de Whitman, Thoreau, Kerouac. À la Sorbonne il donnait même un cours sur Gary Snyder (le Japhy Rider des Clochards célestes), je croyais rêver ! Son énergie mentale était communicative. Un grand bonhomme. Qui plus est reconnu par des André Breton, des René Char, encore des références communes.
Le compagnonnage de Ken m’a conforté dans une certaine radicalité (enjouée, bien que sans illusions), et plus que tout dans la volonté de poursuivre mes explorations cannibales, mais de façon sans doute plus méthodique. La certitude aussi qu’il ne faut jamais séparer l’art et la vie ; qu’une pratique quelle qu’elle soit, l’écriture ou la lecture par exemple, ne compte pas si elle n’est rattachée à un contexte plus vaste. Et puis une « pensée du mouvant », comme dirait Bergson, qui est chez moi omniprésente — par le corps et l’esprit. Ne plus être ligoté : mais savoir à quoi nous sommes liés, reliés, déliés en permanence. Pour moi Ken est un peu le chaînon manquant entre la littérature américaine (peu prisée à l’époque, les années 80) et la littérature française. Le sauvage des grands espaces allié à une certaine rigueur littéraire à la française. Quand je l’ai connu il n’était pas dans la critique, bien que certains média aient décidé de le tenir à l’écart : sa simple pratique d’artiste renvoie en permanence tout le cirque littéraire à sa propre vacuité : les vétilleux formalistes sans chair, les éternels hagiographes d’eux-mêmes, etc. Il n’y a qu’à lire du White pour entendre les murs des étroitesses à la française se lézarder ; revient l’hybride, le dionysiaque. Nous avons fait quelques interviews ensemble, quelques papiers pour des revues, des enregistrements pour des radios. Et puis les Cahiers de Géopoétique, en effet. Son œuvre, polymorphe (essais, récits, poèmes, livres d’artiste, lectures), considérable, est certainement l’un des grands moments littéraires de notre époque (Avec d’autres bien sûr : Butor. Glissant). On doit pouvoir tout faire repartir d’elle. Les esprits alertes devraient s’y essayer.
Jacques Réda
En fait, j’envoyais mes textes par la poste au rédacteur en chef de la NRF, sans savoir qui il était : mon côté ignare échevelé. Jacques Réda fut sensible à un certain tremblement dans le langage, à la recherche d’un certain écart tel qu’il s’en manifeste parfois dans mon écriture. Il n’a cessé de me prodiguer des encouragements à poursuivre – il a lui-même défendu mon recueil de récits de voyage, en vain, devant le Comité de Lecture de la grande maison. Lorsque Jacques Réda a quitté la NRF, j’ai cessé de collaborer à la revue. Pas vraiment délibérément ; juste comme ça. En une sorte de fidélité.
« Après la Shoah »
Mon premier livre fut un livre de commande et de hasard : « Après la Shoah ». À l’origine il y a un article publié dans Le Monde, qui semble avoir agité pas mal de gens, que j’avais écris par réaction épidermique contre ce ballot de Claude Lanzmann. J’avais un peu renoncé au roman, et le « récit de voyage » me semblait dans une complète impasse. Mon premier livre fut donc, contre toute attente, un essai. Une thèse « fonctionnaliste » (comment l’effet de système entraîne en bonne part la logique génocidaire), utilisant notamment les thèses de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité (l’expérience de Milgram sur la soumission librement consentie est décrite dans le film « I comme Icare », avec Yves Montand) et la critique de la technique (Ecole de Francfort). Avec en filigrane ce qui va servir de sous-bassement à toute ma démarche littéraire que j’ai résumé dans la formule suivante : « Depuis Auschwitz, la question centrale devrait être : que faut-il ajouter à la culture pour qu’elle devienne conscience ? ». Il me fallait passer par ce travail pour déblayer mon lieu de parole et commencer par ce qui me semblait être le bon commencement.
« La Tentation des dehors »
La Tentation des dehors, pour le coup, est vraiment ma table d’orientation littéraire. Reconsidérant la question de l’altérité à l’aune de mon premier essai, il s’agit de faire la somme des faillites de l’humanisme occidental et de proposer une sortie hors de l’ethnocentrisme, hors même de l’anthropocentrisme : « En perdant la certitude du contrôle absolu de la raison sur le monde, l’esprit s’est remis à rêver ; et la terre est désormais le lieu ultime de ce rêve ». La Tentation est aussi une sorte de manuel de survie dans un monde littéraire hostile ! Le livre condense un certain nombre d’expériences pour nous permettre de sortir des cadres mentaux étriqués que l’on nous propose habituellement sous l’appellation aussi pompeuse que fallacieuse de « culture ».
Post-humanisme
La fin de la pensée globale coïncide avec la globalisation des échanges. La confusion n’en est que plus profonde. Mais des signes sont là qui attestent d’une certaine volonté de mutation. Nous sommes coincés dans une période de transition, mais il n’est pas impossible que nous soyons contemporains d’un basculement vers autre chose. La crise de l’universalité, par exemple, est un élément essentiel pour repenser ce que j’appelle l’Un-Divers. Ce que nous tenions pour des marges, des périphéries, sont en passe de nous donner une leçon infiniment précieuse : il n’y a pas de centre. Il n’y a pas de direction. Ou alors tout est centre et tout est direction. La pensée en réseau, grâce à Internet, prend corps. Cela rend plus concrète une pensée qui, bien évidemment, précède la Toile. Tirons toutes les conséquences de cette pensée en réseau. Celui qui saura avancer dans ce paysage mental inédit verra des rivages nouveaux.
Tolérance
La tolérance ne va pas de soi. Personne n’est tolérant a priori. L’ouverture à l’altérité qu’elle suppose fait mal, car elle remet en cause tout ce qui fonde la stabilité et la sécurité des individus (identité, certitudes, habitus, etc.). Tolérer est un effort, un travail et oui, parfois, une juste souffrance. C’est pourquoi elle exige de nous tous le plus grand courage. Notre époque a fait un pacte avec l’altérité pour semer le désordre dans nos certitudes et pour nous placer devant cet enjeu majeur : la tolérance. Cette qualité fondamentale accompagne notre entrée dans ce monde des grandes migrations qui est désormais le nôtre.
Journalisme
Le journalisme ne se définit pas, ne s’est jamais défini par ce qu’il énonce, mais par ce qu’il tait. On se souvient du fameux : « Si ce n’est pas sur TF1, ce n’est pas réel », pour ne rien dire de l’affaire des « cerveaux disponibles ». La thèse du livre consiste à montrer en quoi, et comment, le journalisme réduit jour après jour le champ du pensable pour nous donner autre chose à la place, qui est de l’ordre de l’hallucination collective et du « « climat général». Théophraste Renaudot, père du journalisme, n’a fondé La Gazette que pour réduire au silence les petites feuilles contestataires incontrôlables qui critiquaient ouvertement la politique de Richelieu ; et le roi lui-même lui tenait le porte-plume. Il en va de notre capacité à critiquer, bien sûr, mais bien plus largement de notre capacité à saisir les éléments nécessaires à notre jugement. Le journalisme, en tant que lieu de « médiation », est un élément essentiel de notre « vivre ensemble ». Pendant l’Occupation Camus faisait du journalisme un haut lieu de résistance. Mais le journalisme peut aussi, à force de compromissions plus ou moins conscientes, ressembler à s’y méprendre aux pires visions d’Orwell. Le journalisme au fond n’existe pas encore : il n’y a que des groupes industriels, propriétaires des média, qui distillent à tous l’air du temps propice à leurs affaires.
L’art contemporain
C’est un peu par hasard que j’ai réalisé que la question du visible était au cœur des grands débats philosophiques contemporains (l’homme et le monde, le sujet et l’objet, l’être et le phénomène, etc.). Retrouver un contact authentique avec le monde passait donc par une étude précise du visible. J’y soutiens notamment que Descartes, dans sa Dioptrique, a apporté au débat une contribution essentielle, un peu passée inaperçue. Nous percevons le monde non pas en rapport de plus ou moins grande similitude avec un référent absolu (être et apparence), mais dans la plénitude d’une « relation » (Pour faire savant et donner une piste : l’isomorphisme). Le monde est pour nous un écho sonar. La trace perçue, le signal, n’est pas la chose. On ne sait pas ce que c’est ; on sait juste que ça coïncide, que c’est là, qu’on peut s’en approcher. Il est temps de sortir dehors et goûter le déploiement de ce là. Ce livre s’y emploie. Pour qui veux bien le lire pour ce qu’il dit, c’est un guide de marche autant qu’un guide de philosophie.
Un roman-roman ?
Le romancier est là depuis toujours, puisque j’ai commencé par des récits, mais il est aussi dans les essais : La Tentation des Dehors ressemble à un essai, mais la fin est un récit de voyage qui s’achève lui-même sur un poème indien inventé de toute pièce ! Autre leçon de White. Ne pas se retrouver cerner par les limites des genres. Essai, récit, poème : dans le continuum d’un même texte. La vie est ainsi. Le Voyageur Français sera donc tout ce qu’il ne faut pas faire aujourd’hui : un roman philosophique, très proche de la poésie. Un haïku en forme de roman ! Un roman raté, aussi, sans doute, mais raté sans gravité, raté dans une perspective intéressante.
Le roman haïku
De faux haïku parsèment le roman, qui au fond ne vaut que pour cela ! C’est de la poésie de contrebande – la seule qui m’intéresse ! L’idée consiste toujours à passer de l’autre côté, dans une culture, une langue autres (ce qui n’a rien à voir avec le « changement de point de vue » classique, puisque ce qui est recherché là n’est pas un point de vue mais tout un univers mental). Il faut à l’écriture un effacement premier, celui de la mémoire personnelle, des réflexes hérités, etc. Puis un ressaisissement à travers de formes frappantes que l’on a choisi. La tension provient non du récit, mais de la force et de la surprise de ce ressaisissement. Pas un jeu sur les formes : un jeu sur l’arbitraire, voire l’inanité de la forme. Le découpage en « mouvement », plus qu’en parties, en réfère à la musique, mais aussi au « mouvement » naturel des choses, à ce chaos derrière un semblant d’ordre. Ou à cette ampleur créative derrière le chaos qui fait comme une musique.
Question : Je suis rentrée dans ce roman comme dans un rêve, une bulle d’ouate. Un roman d’atmosphère, d’étrangeté, de douceur et de méditation. Un voyage au Japon, certes géographique, mais surtout un voyage silencieux qui fait un boucan du diable dans nos pensées. Je l’ai reçu comme une invitation au retranchement, intime, zen, à une réflexion, avec ce « regard au-delà du voir » que pratiquaient jadis les japonais entre eux. Un roman où il faut larguer les amarres et accepter de se laisser dériver.
L’image de la barque vide qui va, omniprésente dans le texte, dit en effet cela. C’est une dérive radicale, un voyage au-delà des identités, au-delà des limites. Il y a bien cette tension entre la montée vers le drame et cette acceptation silencieuse, joyeuse presque, qui le dépasse. On n’est pas dans l’introspection à l’occidentale, mais bien dans une méditation. Ce roman est une pierre de méditation. C’est son seul intérêt.Ce roman part du constat de Stendhal : « Un roman c’est un miroir qu’on promène le long du chemin ». Sauf qu’aujourd’hui ce miroir est en miettes, de même que le « destin », le « point de vue », le récit, l’homme lui-même. Nous sommes dans nos vies comme Fabrice à Waterloo. Nous ne savons jamais à quoi nous prenons part. Le récit identitaire n’est plus susceptible de se constituer. Le sujet est décentré, jeté hors de lui-même ; par la vitesse, la brièveté des interactions, le temps faussement « réel » des échanges simultanés, l’ubiquité, la globalisation, la complexité, la pléthore de données. Le sujet vit désormais à l’extrême périphérie de lui-même. Il est devenu opaque aux autres, opaque à lui-même. Nous sommes les passants éloignés de notre propre destin.Dans La Communauté inavouable, Maurice Blanchot parle de cette coupure, de cette impossibilité de devenir complètement soi-même. L’être s’éprouve « comme extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement ».
La littérature se jouera donc, dans l’optique qui est la mienne, autour des aventures et expériences nouvelles nées du caractère précisément « inconstituable » du récit/récit de soi. Dans mon roman, le personnage principal revient d’une guerre indistincte, à la recherche du récit de soi qui ferait de lui un héros. Mais la figure même du héros s’est défaite. C’est la fin des grandes fresques épiques. Le « soupçon » de Sarraute, partout. Rien ne parvient plus à se constituer. Surtout pas les identités. Il part : pour le Japon, l’Empire des Signes. Là, ce personnage en panne de récit rencontre Kaoru, veuve d’un poète qui vient de mettre fin à ses jours. Kaoru représente le principe opposé : elle veut remettre en scène le moment du suicide afin de passer avec son défunt époux. Réécrire le destin, refaire récit, réaccorder sa vie aux grands rituels japonais (Le Shinju, le suicide des couples). Il lui faut un figurant : Thomas tiendra le rôle. Grâce à elle, le voyageur français trouve sa place à l'intérieur d'un récit possible. Il devient un personnage, il possède à nouveau un destin singulier. Il se constitue comme sujet à mesure qu’il court à sa perte. Certaines bibliothèques ont rangé ce roman dans le genre policier. Au début j’ai été surpris. Mais je crois qu’au fond c’est bien un polar poético-métaphysique. Une enquête sur une disparition : l’Homme.
Bob Dylan
Bob est pour moi une vieille connaissance. Il est devenu la rock star définitive, l’idole des idoles, un peu contre le cours des choses. Je trouvai gonflé de tenter de lui appliquer mon petit traitement littéraire ! Le travail sur Bob Dylan vient après deux textes qui complètent et éclairent le Voyageur Français : le recueil de mes récits de voyage, ou d’anti-voyage, et un roman amazonien, encore inédits à ce jour. Chaque fois il s’agit d’opérer un même chiasme, une même danse chamanique où le narrateur fait un pacte avec l’altérité, dans ce qu’elle a de plus étrange, de plus mobile, pour devenir lui-même cette altérité. Ce « devenir autre » que Rimbaud nous a appris à tenir pour méthode nécessaire. J’ai donc travaillé Dylan comme mes tribus d’Indiens. Le narrateur s’efface, le texte s’empare de la « dylanité », si je puis dire, comme il l’a fait de l’indianité ou de l’esprit du Japon. Toujours il s’agit de marcher au-devant de cette étrangeté. Il est là, le voyage : dans ce mélange, cette « altérisation » de soi. Il n’y en a pas d’autre. Mon nouveau roman amazonien dit exactement la même chose.
Et maintenant ?
Jacques Rigaut disait que son livre de chevet était un revolver. Ecrire est devenu une activité imbécile, impartageable et triste. Plus à la hauteur. Mais je ne suis pleinement satisfait que lorsque j’écris. Je me suis frotté à des métiers, j’ai parlé dans des classes, fondé des magazines, une société de presse. J’ai rencontré toutes sortes de gens, des artistes, des types du CAC 40, des ouvriers sur des chaînes automatisées, des designers, des commerçants ; ils m’ont montré que ceux qui réussissent ont tous le même profil, qu’ils soient poètes, sportifs ou chef d’entreprises. Quand moi, je pensai qu’écrire et publier, c’était changer de monde ; basculer dans l’ailleurs ! Mais je ne reproche pas à un commerçant d’être commerçant ; je reproche au poète de se conduire en commerçant tout en se prétendant poète.
Et puis l’on doit vivre, et cela prend du temps. Après l’échec de mon roman (faillite de l’éditeur qui me priva d’un prix littéraire), je vis désormais l’envoi de manuscrit comme une humiliation, même si l’écriture reste un bonheur très vif. De vieux barbons sourcilleux et très compétents me jugeaient naguère fort insuffisant (« en dépit de », disaient-ils) ; de jeunes professionnels tout aussi sûrs d’eux font semblant de me lire et concluent en général que non, mon pauvre vieux, tout ceci est « véritablement » irrémédiable. Et qui me dit que ça ne l’est pas ? Je pense que là n’est pas la question. On n’a plus de temps à me consacrer. A peser le pour et le contre. Périodiquement une jeune stagiaire croit déceler dans mes papiers la pépite d’or, c’est ensuite à moi de la consoler pour ne pas qu’elle s’enthousiasme exagérément. Je dois être à l’origine de pas mal de dépressions nerveuses chez les lecteurs et lectrices de l’édition : surtout quand les commerciaux sont appelés à se prononcer ! Vu qu’ils ont aujourd’hui tous les pouvoirs, l’affaire est rapidement entendue (ce sont les commerciaux du Seuil, chargé de la diffusion de l’ouvrage, qui ont choisi le titre de mon roman dans une liste. Le titre original était bien plus beau et inspirant). De toute façon je n’écris pas pour ces gens, mais pour une tribu errante dont le premier membre n’a toujours pas été répertorié.
D’après une interview de Pascale Arguédas (2010)
Je ne me poserai plus de question. Avancer, tâtons : comme sans verbe. Dire ; pour voir, voir vraiment. Mais dire comme après le tout dernier point final. Comme dans un au-dehors de la langue. Dans une échappée.
Qu’il y ait, je ne sais : une sorte d’infini commencement. Les peintres autrefois usaient d’une certaine qualité de vert pour ralentir la perception des autres couleurs. Là installer son lieu de méditation : dans l’avant-voir du monde. Cet état à jamais de l’aurore qui vient.
S’immiscer dans cet inconcevable « avoir lieu ».
Faire corps. Nu est un mot qui ne se dit pas. Seule la chose, silencieuse. Comme un visage quand il se tourne vers vous, mûr d’un « oui » nouveau.
Ce que c’est, qui pour le dire ? J’entends : ce que c’est en vérité. On traîne, on tergiverse, on allume des lampes. On invoque l’esprit du grand chaos. Dionysos rôde sous la pluie.
Qui va là ? Qu’est-ce qui se manifeste ? Quel est ce monde qui se présente à nous, à travers nos dispositions aléatoires à lui faire accueil ? Pourquoi ce qui arrive ne se produit qu’une fois ? Pourquoi pas une infinité de fois ?
Qui va là que rien ne sait désigner ; ou qui, désigné, s’éteindrait aussitôt ?
On reconnaît la montagne la nuit aux étoiles manquantes.
*
Seul le silence le morcela. Alors des mondes, des mondes comme s’il en pleuvait. Pluralité. Multiplicité. Une fantasia de mondes. Où rattraper dans l’immense cet échevelé torrent ? On passe par des chambres, on traverse des rues ; on s’enfonce dans les bois. Qu’est-ce que serait ce monde si devant lui nous restions nus et silencieux ? On pourrait à nouveau regarder un regard sans peur de s’y brûler. On pourrait humer dans l’air les touffes juteuses dans le vent des jupes. On pourrait désaliéner le vivant.
L’éveil toujours possible. L’entier s’y révélant.
*
Le corps est vrai. C’est l’esprit qui nous trompe. Nous ne connaissons plus haute certitude que celle de la douleur.
Abolir l’autorité sotte de l’esthétique et de la représentation. Faire émerger non une plastique mais une matière informe, une matière en gésine qui, brusquement accordée à la danse du monde, saura saisir l’instant du « cela ». De tous les « cela ».
*
Il faut à cette danse une aisance de premier monde. La capacité légère du don. Du désintéressement. Chasser les mots connus : trouver la langue nouvelle, nouvelle et trébuchante. Ne pas se laisser enchâsser dans l’image. Désencombrer le regard. En finir avec la représentation. En revenir à la présentation première.
Le spectacle a supplanté l’essence, comme l’algorithme globalisé a déjà supplanté le spectacle. Vers la société algorithmique et synchronisée, dans son scaphandre transhumaniste. Capteurs intelligents : peau seconde.
Mais le kouros. Mais la koré. Six siècles avant notre ère. Statuaire d’hommes toujours nus, les poings serrés, aux longs cheveux crétois. Statuaire de femmes sous le pli de plus en plus transparent de la toge. Encore trop idéals. Plus tard, modelés selon des corps d’hommes et de femmes réels, descendus de l’Olympes, ils accompagneront la naissance de la démocratie.
Le corps-là. La présence d’une humanité, plutôt que rien.
*
Etre nu et s’en tenir là, vulnérable et simple, simplement authentique. Acquitter le corps. Inciter à l’accueil et à la bienveillance. « Nous sommes innocents et libres. Nous sommes des mammifères » (Gregory Corso).
Par cela même qu’elle sature notre regard, la nudité est devenue un sujet impossible ; une invisibilité. Il faut s’affranchir de la nudité si l’on veut parvenir jusqu’au nu – c’est-à-dire à l’essence.
Ouverture d’un champ de littéralité. Libérer nos clartés instinctives.
*
La chair. La chair toujours stupéfiante, déconcertante, cruelle. Cette dose presque mortelle de silence qu’elle porte en elle. L’obsession du dévêtu. L’obsession de l’image volée.
L’objet est là pourtant, dans toute sa force d’impact. Le nu est exposition. Mais une exposition où l’œil se dissout. L’objet s’exposant évapore l’image sitôt qu’il la constitue. Il y a un disparaître derrière cet apparaître. Aube de brume sur marais lents.
*
Contrairement à ce que l’on croit souvent, la nudité contemporaine ne relève pas d’un retour à la nature. C’est un fait de culture. Un état de regard.
Le nu est un humanisme.
Il faut y user le regard comme les vieux sages de Chine usaient l’une contre l’autre leurs pierres de méditation.
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Gérard Larnac - copyright décembre 2014.
Depuis la fin des alternatives, promulguée avec pompe dans les années 80 par Thatcher et les idéologues de la « globalisation », le futur ressemble à un objet solide, plus sûr qu’une montagne, et qui nous attendrait déjà dans la topologie précise d’un avenir connu d’avance.
La métaphore naturaliste, depuis, abonde : « On ne lutte pas contre la pluie, on la constate », clament le chœur des analystes de complaisance pour qui l’économie suivrait une pente contre laquelle on ne peut rien. Le bon sens, c’est l’impuissance. Le résistant, figure du héros pendant l’Occupation, devient archaïque : « Don’t be evil ! », demande Google à ses employés : « Ne lutte pas, laisse-toi faire, sois docile ». La sur-modernité sera collaborationniste ou ne sera pas. Cette étrange permutation des valeurs entre résistant et collabo sonne pourtant comme une alarme.
Depuis les grandes grèves de 1995, des livres tels que L’Horreur économique (Vivianne Forrester) ou le travail militant de Pierre Bourdieu (et sa maison d’édition Raisons d’agir) ont pourtant fait nettement sécession, dans la mouvance « Un autre monde est possible » et « altermondialiste ». « L’autrement », « le divers », « le possible », sont peu à peu revenus dans un champ abandonné jusque-là au monopole de la doxa et de l’univoque.
Mais la prise de conscience nouvelle, qui rompt avec l’idéologie de progrès continu, peie à se faire entendre. De fait elle se heurte à la violence d’Etat.
En juillet 2001, le G8 de Gêne donne lieu à de violentes émeutes (un manifestant tué). L’assaut des forces de l’ordre sur l’école Diaz, qui abrite des media alternatifs et des manifestants, est dénoncé par Amnesty International comme étant « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » : plus de 300 manifestants sont battus, arrêtés, torturés puis séquestrés arbitrairement pendant trois jours. Les sommets suivants se dérouleront loin des regards, dans des camps retranchés et des villes bouclées. Quand le pouvoir complote ainsi à l’écart des peuples, c’est un changement de régime : un coup d’Etat. Et ce coup d’Etat mondial a déjà eu lieu. Le 11 septembre en a opportunément apporté un semblant de légitimité. La guerre contre le terrorisme (intérieur et extérieur) est déclarée. C’est une guerre sans règles, sans convention de Genève, sans prisonnier ni jugement : on tue à distance, par drone. L’état d’exception est déclaré : il sera permanent.
A l’heure où l’idéologie de l’univoque est battue en brèche par les mille savoirs instantanément échangés à travers la planète des réseaux sociaux, celle-ci a donc amplement repris la main : par la force. Aujourd’hui le secret le mieux gardé est en pleine lumière, au centre aveugle de l’imagerie en continue. Tout le monde voit les Tours Jumelles du World Trade Center s’effondrer : mais à quoi assiste-t-on ? Quel sens possède cet événement dans la géostratégie mondiale ? On ne sait toujours pas. Le monde se divise désormais en deux camps : spectateurs et victimes. Une éducation à l’adhésion inconditionnelle a remplacé l’éducation à l’esprit critique d’autrefois.
En France, dès 2005, « l’autrement » s’est violemment heurté à la rouerie d’Etat. Un « Non » au référendum portant sur la Constitution européenne s’est transformé en « Oui ». Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, bafoué par une démocratie qui révèle du coup son aspect parodique. Et l’effacement volontaire de la politique dans l’économie (comme si l’économie, ce n’était pas de la politique) et la technostructure (« L’Europe ») a refermé sous nos yeux la parenthèse, même très imparfaite, du compromis social et de la liberté individuelle.
Désormais le Pouvoir est sans forme et sans contrôle : il réside dans la technostructure même de nos sociétés. Plus cette technostructure se précise, avec ses normes et ses règlements apparemment « techniques » « de bon sens », ses innovations telles que le neuro-marketing, plus l’étau se resserre tout autour du champ des possibles ; jusqu’à se réduire à la pure voie royale des oligarques mondialisés.
Ce que, à travers la constitution d’une société virtuelle et d’un pouvoir virtuel, le salaud tente de nous faire oublier, c’est qu’il a un nom, un visage, une adresse. Que tout réseau virtuel peut être débranché. Plus une structure dépend de la technique et plus elle est puissante : mais plus elle devient vulnérable. Un système peut contrôler quelques interactions ; pas mille interactions simultanées à chaque instant. Plus la société devient complexe, plus elle se fragilise ; plus elle sort ses polices. Mais ces menaces explicites ne sont que la forme de sa propre impuissance.
Cependant, en se diffusant dans la technostructure, le pouvoir s’est volatilisé : qu’on en prenne le siège, on découvre une place vide, comme l’avait dit Foucault. C’est que cette place est aussi en nous, dans nos habitus, nos routines. Ainsi le vrai pouvoir nous demeure-t-il vaguement insaisissable.
« Habiter le monde » : c’était la phrase d’Hölderlin, de Kenneth White, d’Edouard Glissant. C’est aussi le vœu sous-jacent aux révoltes contemporaines. Nous ne contesterons jamais le droit de certains individus à désirer vivre dans cette hallucination qui consiste à vouloir échapper à la mort et au temps, à la misère même du riche qui est en lui, celle de la misère de la condition humaine. D’où ce monde fait d’avidité et d’apartheid, de compétition et d’exclusive, de violence, d’égoïsme et d’incurie. Nous ne sommes pas inscrits à la même course, voilà tout ; cette course ne nous intéresse pas. Nous lui préférons d’autres valeurs : un certain souci des autres, en raison de ceci même que nous nous savons vulnérables. Ce qui nous apparaît plus contestable, c’est le droit que ces mêmes individus s’arrogent lorsqu’ils prétendent nous interdire l’expression d’une vie en phase avec ces valeurs. Qu’ils se démerdent avec les leurs ; qu’ils nous laissent les nôtres. Or tout le problème est là : ils ne supportent rien moins que « l’autre voie ».
Réduire les inégalités conduit-il nécessairement à gommer les singularités ? Les singularités peuvent-elles s'épanouir grâce à la réduction des inégalités ? Répondre Non à la première question et Oui à la seconde, c'est être de gauche. Répondre Oui à la première et Non à la seconde, c'est être de droite.
Ce que l’on a voulu nous faire oublier, c’est que le futur dépend de nous. Il est fait de la somme des regards qui se porte vers lui. Qu’il n’est pas écrit, dans une attente : qu’il s’écrit au contraire, seconde après seconde. Qu’il est là, sous chacun de nos pas, dans chacun de nos gestes, chacune de nos pensées. Il faut postuler la liberté pour que la liberté advienne. Il faut postuler le possible pour que le possible demeure un champ ouvert. Or notre futur a été présenté comme le fond d’une impasse, un mur de la honte où n’existerait que le filtre d’un seul check-point, un seul point de passage : celui de l’ultralibéralisme globalisé. Je ne fais au fond qu’exprimer ma haine des murs, plus que de tel ou tel système.
Il n’y a pas de confiance sans goût de l’avenir, il n’y a pas de goût de l’avenir sans confiance. Notre manque de confiance actuel trouve son origine dans la culture de l’impuissance où nous baignons depuis la victoire de l’idéologie globalitaire. Le global est sans reste et sans échappatoire. Seul le retour de cette seule conviction que l’avenir nous appartient, nous citoyens, peut réveiller la confiance ; et donc l’avenir lui-même, que nous transformons à chaque pas vers lui, à chaque pensée que nous lui adressons. Rien d’écrit : tout à faire, tout à inventer.
Les oligarques qui sont en train de militariser leurs polices à l’encontre de leur propre peuple (« guerre asymétrique ») ; les globalitaires qui sont en train d’unifier pratiques, pensées et sentiments, synchronisant entre eux les individus au point de faire de cette Terre une ruche industrieuse entièrement sous contrôle ; les totalitaires qui sont là pour asservir les derniers insurgés et imposer le retour à l’ordre ; d’eux vous ne voyez que des sourires à la couverture des magazines People, et ces images d’un bonheur de riche près des piscines, des jets privés et des Lamborghini ne sont que les piécettes que ces Olympiens jettent au peuple avec dédain. Libre à celui-ci de les ramasser servilement ; ou pas.
Hannah Arendt l’a dit du « crime de bureau » : c’est l’imagination qui manque, l’imagination qui seule révèle la responsabilité individuelle, la misère et la grandeur de l’Homme. L’imagination qui nous prévient à l’avance de ce que constitue chacun de nos actes : s’ils sont d’un salaud ou d’un brave. L’imagination encore qui, s’élevant au-dessus de l’arbitraire du jugement, nous révèle de l’extérieur ce que nous sommes vraiment.
L’insurrection est la fille naturelle de l’imagination. Et c’est de cette même imagination que dépendent nos futurs.
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Notes en lisant « Aux Amis », du Comité Invisible (La Fabrique, 2014).