Je crois avec Alain Jouffroy que « l’intrigue, le suspense ne sont que des alibis pour éviter le réel » (Le Livre qui n’existe
nulle part, Ed. de la Différence, 2007). Que le récit du « je » n’aime pas l’abrupt du monde, parce que celui-ci n'admet ni mensonge ni trahison ni compromis ; qu’il est vrai
comme le feu, comme la glace.
Je crois que la langue de soi est de toute la plus immédiate, la plus simple, la moins littéraire. Il suffit d’emboîter des petits mots sans
cœur à un rythme sec comme coup de trique. Mitraille à la volée pour se faire place nette. Une telle logorrhée nécessite en général plus de ruse que de talent. Pas besoin d’écriture. Un
magnétophone suffit. La concierge, elle me voit, je la prends, je la surprends, je la bascule, je la culbute, l’escalier glisse, vais-je la buter, etc. (Moralité : si les marquises
ne sortent plus à cinq heures les concierges, elles, sont encore dans l’escalier !). L’autofiction se vend massivement pour les mêmes raisons qui font aujourd’hui le succès de la real-tv.
Privé de repères structurants, le public se cherche des modèles de vie. C’est, en plus général, la fonction « Nous Deux » pour les amants débutants et peu imaginatifs. Il n’y a aucun
mal à ça ; mais ça ne fait pas art pour autant. Y prétendre : voilà l'imposture.
Les grands « je » de la littérature française, les Montaigne, les Stendhal, les Proust, ne faisaient usage de la première personne
que pour avoir un accès plus authentique et plus direct au monde, à l’espace, au temps. Leur « je » fait univers. On ne peut décidément leur comparer les nano « je » des
industriels du livre et des écrivains de cour dont les discours se déversent en tombereaux dans les supermarchés.
L’impression, surtout, que tout ces romans qui ne servent si manifestement à rien parlent à la place de quelque chose, quelque chose qu’on
n’entend plus.
Quel est cet effacement, enjeu de la prolifération à l’infini du roman de gare, de la fonction "Nous Deux" ? Quelle est cette parole
recouverte ?
J’aime les littératures hauturières, de grands larges et de plein vent. Pourquoi ? Parce qu’elles nous aident à quitter les eaux troubles
de l’anthropocentrisme (que Copernic, Darwin et Freud ont déjà définitivement révoqué, mais qui résiste), du solipsisme (cette intoxication de soi par soi, cet autisme halluciné) et de
l’ethnocentrisme (ce racisme qui se survit sous des formes policées, malgré Lévi-Strauss, histoire d’imposer « quand même », en faux-culs, notre vue surplombante à tout autre culture
que la nôtre).
Voilà. Il est là, l’enjeu. Et de taille. C’est pour ça que non, pas de gentil petit roman. Que non, pas de récit complaisant où mes frasques et
mes douleurs. Anthropocentrisme, solipsisme et ethnocentrisme sont des enjeux de pouvoir. On le voit, il ne s’agit plus là simplement d’affaire de style, de débat de « genre » ; mais de vision du monde.
Cette vision du
monde, en prise avec une nature que l’on traite enfin à l’égal de soi (Le Contrat Naturel de Michel Serres, quel livre, quel cap post-rousseauiste !), ouverte à l’autre dont on
respecte les questions (Les Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie, chef d’œuvre absolument de la littérature contemporaine), tournée vers un dehors dont on ressent le cours jusque dans
la moelle des os (lisez Montagnes et Rivières sans fin, de Gary Snyder, et jetez tout le reste !), elle ne produit pas un « genre » à part. Elle est l’avenir de la
littérature. La seule qu’on retiendra. A ce festin-là même Sollers ne restera que comme des knaki d’apéro, de petites mignardises connes et sucrées.