Il faut quelques instants au spectateur accueilli à bras ouverts pour réaliser ce qu’il lui arrive. On se saute dans les bras, on s’embrasse, on fête des retrouvailles… Sauf que personne ne se connaît !
Ça se passe au Théâtre de Verre à Paris, dans le XVIIIe. La troupe le Corps Collectif y présente sa « Partition Ouverte ». On prend place autour de la scène (chaises dépareillées, fauteuils, canapés), l’esprit rendu étonnement disponible par la chaleur de cet accueil qui vibre encore en vous de toute la bienveillance de ce Free Hug inattendu.
Un fond sonore accompagne cette première sensation. Très vite les membres de la troupe virevoltent, souriants ou concentrés, traversent la scène en courant, installent les derniers arrivants, prennent des poses caressantes avec les spectateurs. Vous font dessiner sur leur corps vos propres cicatrices, comme pour porter votre douleur, vous la retirer. La disperser comme cendre à travers la danse qui les emporte.
Quand la troupe du Corps Collectif (Treize membres, presque autant de filles que de garçons, de tous âges, de tous physiques) se réunit pour le premier mouvement, le spectacle ne fait que se poursuivre. En fait il a déjà commencé. Quelque chose vous dit qu’il a commencé le jour de votre naissance, et peut-être même avant.
Sonorité des profondeurs. A la surface cette vague : vague humaine, haute, assemblée, qui va roulant sur elle-même, au ralenti, jusqu’à venir se fracasser contre le mur de la salle. Lente dénudation, aléatoire, sporadique – voilà que les vêtements s’ouvrent, surgissement de formes d’ordinaire invisibles, de formes en désordre ; d’autant plus animales, voyantes, que l’habit n’est pas encore tombé, qu’il s’accroche comme une dernière illusion fabriquée par l’esprit. Rien de violent dans ce chaos, rien de déchirant dans ce lent appareillage en dehors du social. Un naturel, un affectueux détachement, un pas glissé hors de l’illusion pour retrouver la magie du réel.
L’habit vidé, tombé au sol, désinvesti ; le corps ré-habité, réhabilité. Oui dans sa nudité. Bien sûr dans sa nudité. Mais l’œil qui voit n’indique rien. C’est le cœur comme il bat, le rire comme il retentit, la gorge comme elle se serre. On regarde tous ces corps ensemble, assemblés-désassemblés, à la fois singuliers et collectifs, uniques et génériques, dans leur belle harmonie dépareillée. Qui s’emmêlent dans les linges des autres, se travestissent, se dévêtent à nouveau. Il passe dans ces mouvements la transe de la tribu, la sauvagerie de la meute animale, le clin d’œil du burlesque, la gravité de l’apparition, la sensualité de la beauté pure, le rire d’être en vie, le jeu d’enfant, la liberté du happening, le grotesque du mime, la fantaisie du rêve. C’est une farce et c’est une possession.
Bruits des corps nus qui s’effondrent en cadence, chair jetée-plaquée contre le sol, courses poursuites, nouveaux écroulements. Essoufflement. Sueur. Respirations bruyantes des corps allongés dans le silence. Moments de calme entre les danses où les membres du collectif viennent se glisser dans le public, voulant y trouver un refuge plein d’affection – comme bête traquée. Juste avant que le mouvement ne les reprenne.
On pense à ces vers de Gregory Corso : « Nous sommes innocents et libres – nous sommes des mammifères ! »
Cette « Partition Ouverte » possède la folie du rituel, la force de l’œuvre ouverte, la précision de l’irréfutable, la fluidité du vivant, la bienveillance miraculeuse de la tribu. Tout n’est plus qu’énergie, vibration, mouvement, relation. Une expérience totale où l’individu, qu’il soit acteur ou spectateur, s’affranchit des limites ordinaires. L’engramme social, avec ses simagrées et ses « identités », a été retourné comme un gant, déjoué. Dans le pêle-mêle de ces corps exposés à leur propre fragilité (et qui expose du même coup la nôtre), l’intuition de tout ce que nous aurons été ensemble ; vivant là, le temps compté d’une existence, séparés par les conventions arbitraires, les préventions, les précautions ; mais tout de même ensemble, même si peu, même si mal. Tellement proches, tellement proches et aimant et utopiques et mélangés qu’un rien peut enrayer ce programme officiel imposé par la société à seule fin de nous accabler de solitude. La norme est une machine à désespoir. Ici personne ne sera plus jamais seul. Faire lien. Un regard suffit. Une main qui se pose sur un bras, une tête sur une épaule. Etre cette épaule pour l’autre. Fut-il, fut-elle un(e) inconnu(e). Une voix s’élève, les autres lui répondent ; c’est un chant. « Que sera sera»… Qui vivra verra. Atterrissage en douceur, au terme de cette fantasia de chair et d’émotions, de cette traversée des apparences, cette cavalcade dans l’ouvert, cette fracassante balade dans l’apesanteur du corps animal.
Tout ce que nous aurons été ensemble… Cette nostalgie anticipée, mais apaisée, qui étreint à présent le spectateur lorsqu’il hésite à prendre conscience que la séquence est achevée, qu’il est temps pour lui d’applaudir, de quitter la ronde utopique ; de sortir du cercle des sorciers.
Merde, nous sommes vivants !
Site du Corps Collectif