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22 mai 2012 2 22 /05 /mai /2012 16:43

 

 

Les composantes sociologiques du vote FN

 

 

  

L’accident démocratique qui a porté le FN au 2e tour d’une élection présidentielle en avril 2002 marque un tournant de la vie politique en France, et inaugure une séquence chaotique qui ne s’achève (temporairement) que par l’arrivée aux affaires de François Hollande.

 

Cette année-là, le vote FN change de nature ; il devient fortement rural et périurbain. Moins idéologique, plus massivement « protestataire ». De quel message ce changement est-il porteur ?

 

Le FN : hétéroclite et ambigu. Un fourre-tout où se mêlent les frustrations les plus diverses : nostalgie de l’ordre et de l’autorité, droite maurassienne, souverainistes, contre-révolutionnaires, nationalistes, pétainistes, nazis, rapatriés revanchards, OAS, coloniaux, catholiques traditionnalistes, racistes, antisémites, révisionnistes… Mais s’il ne s’agissait que de cela, le FN n’atteindrait pas ces scores de 20% aux élections. Au-delà de ses courants historiques traditionnels, l’inscription géolocalisée du vote FN, par sa précision relativement nouvelle, constitue un signal d’alarme qu’il faut savoir entendre. C’est sur cet aspect que nous allons porter notre attention. Car il est sans doute le plus à même d’expliciter la massification durable et la banalisation dont bénéficie actuellement le vote FN.

 

Le FN tire sa force politique de son ambiguïté : ce parti se situe-t-il à l’intérieur du champ démocratique ou bien en dehors ? Pour des raisons plus ou moins avouables, on s’est toujours gardé de trancher. C’est ainsi que faute d’une image claire à son égard, et en dépit des procès perdus, on a laissé fuser et infuser les « traits d’humour » et autres jeux de mots faisant signe vers l’antisémitisme et le révisionnisme (« Durafour crématoire »). A peine relevait-on la fréquentation continue de groupuscules nazis, le salut hitlérien dans les meetings, les arabes à la Seine, les références douteuses (« Brasillach, ce poète »)… Le vote FN prolonge cette ambiguïté et en tire jouissance. Il profite également, dans une très large mesure, de la confusion actuelle qui consiste à assimiler, le plus souvent par totale méconnaissance et démagogie, l’idée de «culture humaniste », à celle, fortement dépréciative, de «politiquement correct ». L’absurde réduction de la pensée des Lumières, fondamentalement libératrice, en un moralisme obtus, a fait son œuvre…

 

Pourquoi le vote FN ? Pour inverser le sens de la pression sociale et contester la position surplombante des élites. Pour retourner sur elle la pression qu’exerce sur un individu fragilisé une société globale, sans règle (dérégulation), dont le sens et les objectifs sont devenus illisibles. Faire payer à la société une école qui a fait défaut sur sa mission essentielle, l’égalité des chances ; une justice qui ne punit que les plus faibles et garantit l’immunité des forts ; une monnaie traditionnelle, le franc, remplacée par l’euro au prix d’une inflation immédiate de 25% sur les produits de base, qu’on a longtemps cherché à nier ;  une économie qui ne produit que des destructions d’emplois pour les uns et le cumul exorbitant de richesse pour les autres ; une gestion purement fonctionnelle des territoires qui pose avec une nouvelle actualité la question identitaire ; etc, etc. Le FN, c’est la facture à régler pour vingt années d’inversion de l’ascenseur social. La mythologie du progrès continu a volé en éclats. Or elle était le ciment de notre vivre ensemble.

 

On constate que le déplacement progressif du vote FN vers les zones rurales et périurbaines est parfaitement contemporain de l’évolution particulière de ces territoires, où la dénégation du « faire société » est forte. Ces territoires ont été bouleversés depuis des décennies par une gestion purement instrumentale, où l’humain est relativement peu pris en compte. Ils sont soumis à de nombreuses autorités aux intérêts parfois contradictoires : communautés urbaines, communautés de communes ou d’agglomérations, régions… Cette gouvernance multiple conduit à rendre plus complexes et moins lisibles ces espaces. On se sert du périurbain pour redéfinir la ville, en prolongeant celle-ci par un réseau polycentrique qui segmente le territoire situé en dehors (suburbain, périurbain proche, périurbain lointain) et bouleverse les paysages traditionnels. Les campagnes d’hier deviennent le théâtre d’un vaste dispositif interconnecté, dont le sens global échappe à l’échelle des perceptions humaines. Au prix d’un véritable éclatement spatial et d’un report des nuisances sur le périurbain : les autoroutes remodèlent la topographie, avec leurs échangeurs, leurs péages, leurs aires de services ; les zones commerciales et les parcs d’activité envahissent les terrains autrefois dévolus à la production agricole et à la viabilisation écologique des sols (résultat : davantage de perturbations liées aux risques naturels, inondations par exemple) ; aéroport, nouveau tracé de TGV, station d’épuration, usine d’incinération, décharge publique, centrale électrique ou nucléaire, champ d’éoliennes, etc, constituent le plus souvent des points de tension avec les populations de riverains.

 

La circulation impose ses logiques de flux au détriment des logiques de résidence. Partout le périurbain se redéfinit comme une simple variable d’ajustement technique permettant l’extension de la ville. Son développement n’est pas pensé en soi, mais en fonction des nombreuses logiques exogènes qui le traversent. Ses habitants sentent combien leur « ici », en devenant si fortement dépendant d’un « là-bas », leur échappe. A eux les affres de ces transformations incessantes, à d’autres les bénéfices. Le nouveau pont ferroviaire défigure la vallée, mais le train ne s’arrête plus à la desserte locale. La modernité qui pervertit leur décor quotidien leur file sous le nez.

 

On a délocalisé le local. Profondément inscrites dans la laideur nouvelle des paysages, la gouvernance essentiellement fonctionnaliste de ces territoires en a profondément désorganisé, désarticulé l’identité : bourgs anciens, lotissements neufs, zones diverses, la discontinuité est partout, l’unité nulle part. La multiplication des fonctions et des échelles rend également impossible toute tentative de réappropriation de l’espace par leurs habitants. De plus ces derniers appartiennent à des populations mélangées (autochtones de tradition rurale, néo-ruraux de tradition urbaine) qui ne partagent absolument pas la même histoire. La question de l’identité, fonds de commerce du FN, est au cœur des problématiques du périurbain et de la nouvelle ruralité.

 

Selon l’INSEE 73% des Français vivent dans la région où ils sont nés. 95% vivent sous l’influence d’une ville, parfois de plusieurs. Seuls 5% de la population vivent dans l’une des 7 400 communes rurales ou petites villes. Cette péri-urbanité généralisée constitue un phénomène qui s’est fortement accéléré au cours de ces dernières années. On parle alors d’ « aires » : une entité vague, qui dit bien la déterritorialisation à laquelle les Français, même sans bouger, ont été confrontés au cours de ces dernières années. Un sentiment de dépaysement chez soi. Dès lors comment pourrait-on retrouver en soi les antiques réflexes de l’hospitalité envers l’Autre, lorsqu’on se vit soi-même comme un étranger sous son propre toit ?

 

Les aires marginalisent la commune, reléguée à la place de simple satellite de la ville, avec ses lotissements neufs et ses zones d’activité, la privent de sa propre histoire, de son propre développement endogène. Dans une « aire » la commune n’existe qu’en fonction d’une ville référence, ce qui la vide de sa substance existentielle mais aussi démocratique. L’ici n’existe plus. La fierté de l’ancrage communal, qu’on nommait autrefois « l’esprit de clocher », n’a plus lieu d’être. La modernisation de l’agriculture a mis fin au monde rural traditionnel. Les fermes ont été revendues, restaurées en résidences secondaires. Voilà pourquoi est apparu en 1989 un mouvement conservateur tel que « Chasse, pêche, nature et traditions » : pour retrouver le sens du terroir, en réaction contre le développement anarchique du périurbain qui a peu à peu transformé la campagne en lointaine banlieue.

 

Cette culture de la non mobilité qui est celle de l’immense majorité des Français, si elle prépare mal à l’ouverture à l’autre, leur permet toutefois de mesurer avec lucidité, année après année, le bouleversement continu de leur propre territoire. On connaît le constat : désert français où les lieux de rencontre et de convivialité ont tous progressivement disparu (cafés, restaurants, petits commerces de proximité) de même que les services de base (école, hôpital, poste, gendarmerie, pharmacie), lors même que les populations sont vieillissantes (retour des retraités au terme de leur vie active, exode des jeunes vers les bassins d’emplois), avec une plus grande sensibilité aux problèmes d’accessibilité et de déplacements, mais aussi de sécurité.

 

La convergence entre la référence classique à un âge d’or (« C’était mieux avant ») et le ressassement médiatique (réductible à cinq thématiques majeures : délinquance et insécurité, maladie, haine de soi à travers la chirurgie esthétique, scandales chez les élites, « peoples » tellement glamour) provoque une subculture de l’insatisfaction, de la frustration et de la peur. Alors on privilégie la pureté au métissage, on joue l’ici contre le là-bas, le même contre l’autre. On en appelle d’autant plus au fantasme de la pureté identitaire que l’on a été soi-même, en tant que néo-rural, peu accepté par les autochtones. Du coup, selon le processus bien connu du père qui bat la femme qui bat l’enfant qui bat le chien, on reporte sur d’autres le rejet dont on a été soi-même l’objet : sur les gens du voyage, par exemple. Et pas besoin de la présence effective d’étrangers en chair et en os pour laisser libre cours à la xénophobie : c’est l’idée même d’étranger qui est honnie. Car cette idée de l’étranger cristallise toutes les hantises et devient le modèle explicatif unique de tous les tourments : la fin de l’Etat providence, l’éclatement du collectif, le déclassement, la perte des valeurs traditionnelles, etc.

 

Le discours de l’extrême se renforce. L’individu qui s’estime éligible à la « préférence nationale » peut à nouveau se penser comme sujet par rapport à un enjeu collectif. Comme élément d’un tout. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut renouer avec l’estime de soi.

 

A la population rurale traditionnelle est venue s’ajouter une population fortement hétérogène, composée d’urbains rêvant leur bonheur dans la fuite hors de villes et d’exclus ne pouvant plus se permettre financièrement de s’y loger. Pour les uns le ré-ancrage territorial est une représentation fantasmée du retour à l’authentique et à « la vie bonne », dont l’aboutissement est « l’accession à la propriété » et « la maison individuelle ». Pour les autres, chassés par l’augmentation vertigineuse de l’immobilier de ville, cette nouvelle vie au fin fond du périurbain constitue au contraire un déclassement.

 

Des lotissements sans âme fleurissent là où il n’y avait naguère que des champs. Relégués, enclavés, pas desservis par les transports en commun, loin de tout, dépourvus des services publics comme la poste ou privés comme la pharmacie, ces nouveaux territoires « dortoirs » sont coupés de toute culture locale, de toute histoire, de toute symbolique collective. Ce sont presque des « non lieux » qui ne vivent pleinement que le week-end : tondeuse et barbecue. Ce manque d’ancrage dans un terroir devenu peu lisible crée une conscience vague, flottante, isolée, où les propos entendus à la télé prennent une importance démesurée. Cette nouvelle population, influencée par le ressassement médiatique et ses errements,  peut avoir la tentation de s’emparer de la seule force politique apparue comme « nouvelle », disponible : le FN (A ce propos il est à noter que 2012 marque l’émergence d’une force alternative, le Front de Gauche).

 

Et ce d’autant plus volontiers qu’ils ne retrouvent plus dans la droite classique, libéralo-globalisé mais à la française, ce qui en fondait autrefois les valeurs : l’ordre, l’autoritarisme, le nationalisme. Lorsque la droite reprend à son compte ces valeurs de façon crédible, comme ce fut le cas au moment de l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la pression du vote FN tend à baisser de manière significative.

 

Les périurbains sont très majoritairement de petits propriétaires, ce qui tend à les rendre attentifs aux questions d’endettement, de spéculation, d’investissement, d’imposition, mais aussi de sécurité. De sorte qu’ils adhèrent plus facilement aux discours libéraux, en dépit de revenus disponibles souvent réduits. Ils constituent une sorte de lumpen prolétariat de l’ultralibéralisme, valorisent la réussite clinquante et la « peopolisation ». C’est pourquoi ils n’hésitent pas à donner leurs suffrages à une droite qui par souci de « rigueur budgétaire » s’emploie à détruire les services publics, alors même que leur sentiment d’inconfort existentiel et d’insécurité tient précisément au chaos généré par cette même destruction des services publics. Du coup ce sentiment de délaissement et d’insécurité augmente, alimentant paradoxalement le cercle vicieux de la droitisation de leurs votes.

 

Coincés entre global et local, devenus incompréhensibles par la juxtaposition des logiques exogènes qui en gouvernent les transformations, les espaces ruraux et périurbains ont été coupés de leur histoire, de leur identité. Les liens générationnels ont été rompus, les populations mélangées, les paysages bouleversés. Foyers d’insatisfaction et de ressentiment, devenus illisibles, ils sont inhabitables au sens fort du mot. Parce que rien ne s’accorde plus à leur donner un sens partageable au sein d’une communauté constituée.

 

Gardons-nous cependant, au terme de ces quelques remarques, de céder à un déterminisme purement géographique : car il faut tenir compte aussi du degré d’insertion sociale des individus, de leur âge, de leur niveau d’étude, etc. Et puis, comme nous l’avons souligné, les populations qui y résident sont loin d’être homogènes, surtout depuis la migration bivalente (promotion ou relégation) des anciens urbains hors des villes. Mouvement somme toute récent, dont nous ne mesurons peut-être pas encore bien toutes les implications.

 

Pour autant, en se surajoutant au contexte de crise, la sociologie désarticulée de la ruralité et l’identité inconstituable des lieux périurbains constituent des éléments favorables au vote FN. Il n’est donc pas question d’en stigmatiser les populations, mais de mettre en lumière les difficultés spécifiques auxquelles celles-ci sont confrontées. Les votes FN, en se déplaçant hors des villes, se sont à la fois banalisés et désengagés, du moins pour cette frange que l’on appelle « le vote protestataire ». Ils ne seraient alors qu’une façon de combler un vide, d’indiquer une absence de réponse et une absence d’Etat. On pourrait alors les considérer davantage comme les balises du vaste chantier qui reste à mener plutôt que comme les signes idéologiques d’un renouveau fasciste à la française.

 

Ce qui n’exclue pas, loin s’en faut, la vigilance. Dans le sillage de la passation de pouvoir entre Le Pen père et fille (janvier 2011), une nouvelle génération prend désormais le FN en main. Un objectif en deux temps : « Dédiaboliser » le parti en profitant de l’actuelle porosité avec la droite plus respectable, tout en conservant intact l’arrière-fond idéologique ; se mettre en position d’accéder pour de bon au pouvoir. Le contexte s’y prête. La montée des droites extrêmes agitent l’ensemble des pays européens et la Bavière vient de décider d’autoriser la réédition de Mein Kampf : une première.

 

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