Harmonica : les histoires sérieuses commencent toujours passé minuit, à l’improviste de minuit, lorsque la neige dehors est dure et sale et tassée, sur les trottoirs où seul un blizzard à te percer les os. Alors : un caveau enfumé et au fond ce jeune type étrange, le regard dur comme des poings prêts à cogner, casquette, veste fourrée, là, sur la petite scène, un enfant presque, d’où vient-il, qui se bat comme il peut avec sa propre étrangeté dans un affrontement à la régulière, sincère, guitare barrée du capodastre, harmonica corne de brume, il souffle, limite, sait-il vraiment en jouer ou fait-il juste semblant, longues saccades échevelées, sauvages, plus déchirées que les lambeaux de la misère, visage impavide pourtant, comme s’il savait exactement de quoi il retourne, un noyé sous la glace qui regarde de tous ses yeux, passé la stupeur – quant à la voix elle ne cadre pas du tout avec le personnage, c’est celle d’un vieux trimardeur de Southern Pacific, un de ces gars qu’on voit traîner le long des voies ferrées, incrédules, prêts à tout pour brûler le dur, sac sur l’épaule, tête baissée, guettant le passage des immenses trains de marchandises pour se laisser glisser dans la nuit obscure du continent, un timbre qui vient de plus loin, de beaucoup plus loin que de lui-même, qui remonte sans doute au sans origine. Et tout à coup c’est là, devant vous, dans la brume glissent des fantômes, remuements de présences vagues – elles aussi viennent de loin. Elles sont là. Tu les vois. Il en vient de partout. La nuit est habitée.