« Pourquoi des poètes en temps de crise ? » On se souvient, usée jusqu’à la corde, de la question pourtant fondatrice de Hölderlin. Et puis Adorno : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare ». Convergence des temps et des tourments.
Partir de là, pourtant : de cette impossibilité. De cette révocation. Pour la poésie, l’inefficience, l’inutilité même lui sont refuges. Plaident en sa faveur. Elle ne peut rien. Ne sert à rien. Lui posez-vous une question qu’elle s’empresse tout aussitôt de répondre à côté. Sa gratuité signe sa liberté. A la manière énigmatique, mais en apparence toujours décevante, des maîtres zen.
Sortir de l’encombrement. Partout sur la planète le divertissement a pris les proportions d’une hallucination collective. Le journalisme maintient quotidiennement notre « actuel » dans son inlassable ritournelle. La société de communication, tant vantée, n’est que la mesure d’une aphasie générale. D’une amnésie propice aux affairistes. Le bruit de fond qui domine nos vies laisse peu de place aux escapades de l’esprit. Il est avant tout discours sécurisé, balisé, sans aspérité - quand la poésie, elle, s’embarque vers l’insolvable.
De cet échec premier à dire le monde tel, la poésie se remet doucement en instaurant le flottement de la rencontre, la distance première de l’approche – cet écart qui fait lien. Composer au beau milieu des choses, avec elles, dans leur mélange. Ecritures spontanées, rapides, élans jetés comme par peur de se perdre. De trahir l’excès qui les vit naître.
Poésie : « Ce déni instinctif de l’autorité du concept », dit Yves Bonnefoy. Dire par la parole ce qui n’a pas de nom. Faire que ce « sans nom » inspire nos traces, désigne des seuils, organise des pratiques. La poésie anticipe, participe à l’apparition du monde et à la conscience de ce qui s’y joue.