Je n’aimerais pas être biographe ni exégète de Bob Dylan : ce serait renoncer à être Dylan lui-même. A entrer dans la place élidée de l’Artiste. Et ça, non : ne jamais y renoncer. Tout y est préférable : les ratages, les silences, l’indifférence de tous. Mais ne pas être Dylan, ça, jamais !
Lorsque je pense à Bob, au commencement me vient le verbe de l’amitié. Salut Bob, prend un verre, assied-toi vieux. Le pire affront envers lui, l’erreur à ne pas commettre, serait de le placer tout en haut de l’Olympe. Ca me va.
Quelques éléments : une demi-douzaine de concerts sur 30 ans, toujours devant, de Colombes 1979 (il était alors unanimement détesté par la Presse) à Lille en 2006 (où il poussait sa légende comme Sisyphe son rocher) ; le stock de quasi toute sa discographie officielle, plus le stock à peu près équivalent de tout ses bootlegs ; Tarentula, son livre de cut-up poétiques ratés des années 70 ; Chroniques, ce chef-d’œuvre à ranger à côté de La Rage de vivre du jazzman Mezz Mezzrow ; les films « Don’t look back » de 1965 (ah la scène de la machine à écrire où il frappe et frappe et frappe en se dandinant au rythme de la voix de Joan Baez !), le Peckinpah dont il fit la BOF (« Pat Garrett et Billy le Kid »), l'adieu aux 70's avec le grandiose "The Last Waltz" de Scorsese, plus récemment le mystérieux « Masked & Anonymous » (aimer un salaud quand il est son père) - l'autre Scorsese, "No Direction Home", film intimiste, extraordinairement serré ; la kyrielle de bouquins « sur » Bob, Greil Marcus en tête, mais aussi l’excellent Sam Shepard, François Bon tout récemment. Telles sont les données.
Le moindre éclat de voix, le premier grincement d’harmo de Bob me renvoie immanquablement à ce lointain après-midi normand où rien ne m’attendait, si ce n’est l’attente éreintante de moi-même ; où Jean-Bernard Hebey, à la radio, avait organisé une émission « Spécial Dylan ». Tant de dissonances et de dysharmonie sur les ondes. J’avais tout enregistré. Il fallait que je sache. La bande magnétique passait et repassait en boucle. Car sous l’agacement et le mal de crâne qui se dessinait à l’écoute de ce Dylan venait aussi une sorte de vague sourire. Un demi sourire. Qui emportait tout sur son passage. Un swell d’enfer. Une possibilité euphorisante de vie et de compréhension surplombante.
J’écoutai, médusé. Ce type-là avait l’air d’en savoir foutrement long sur mon propre compte. Bien des années plus tard, le sourire énigmatique d’Avalokitesvara, le bodhisattva de compassion entrevu au musée de Boston (le préféré de Kerouac), c’était le même.