Au tournant des
années 60 de l’autre siècle, Bob Dylan s’est baissé pour ramasser par terre la tradition américaine dont personne ne voulait plus. Pour y puiser la force d’un élan à la mesure des temps nouveaux.
Pour la porter en avant, cette mémoire collective, vers l’avenir, vers le possible d’une autre mémoire à construire.
La civilisation américaine est sa matière. Il va en tenir la chronique. Et mettre dans des formes anciennes des paroles nouvelles : héritage, elles, des surréalistes français dont la présence à New York durant la guerre a profondément marqué les Etats-Unis. Pour se séparer de la tradition, pour imposer à tous et à lui-même l’inouï de sa présence artistique, le barde de Greenwich Village confronte son héritage culturel au désenchantement de l’Amérique de la menace nucléaire. Etrangeté et distance au rôle sont les instances de légitimation du discours dylanien. Pimenté d’ironie, mordante, qualité elle aussi bien peu américaine. Parce que l’ironie c’est être à la fois dedans et dehors. En limite. Ambigu. Paradoxal. Et qu’en Amérique, ou vous êtes dedans ou vous êtes dehors. Pragmatique de l’action. L’ironie, c’est ce qui vous flingue ces héros de l’Ouest, trop sûrs de leur fait. Ou ce qui vous fait passer pour un anti patriote durant la guerre du Vietnam - ou après un 11 septembre.
De même que l’art moderne donne à voir la peinture plus que le tableau, de même que le surréalisme offre à voir l’écriture en son point d’émergence plus que de la littérature, Dylan donne à entendre le chant plus que la chanson. Le chant, au sens chamanique : ce moment précis où se mêlent le son, la voix, l’attitude, l’envoi, le pouvoir. Chanter pour faire tomber la pluie ou se taire à jamais.
Ces opus, innombrables, sont pour la plupart héritiers (parfois copiés-collés, cut-off, citations, remix, échos) du folk anarcho-syndicaliste à la Woody Guthrie, mais aussi de la country music, des chansons de cow-boy, des ballades irlandaises, du blues du delta, sans oublier le rockabilly, le rock’n roll, etc. S’ils invitent à une relecture quasi exhaustive du patrimoine musical américain, ils n’en ouvrent pas moins sur une posture d’avant-garde, dont l’hypermodernité nous frappe encore aujourd’hui. Parce que le répertoire dylanien en opère la synthèse. Toute cette fresque historique de l’Amérique concentrée dans la pointe affûtée d’une flèche indienne dont il attend toujours, pour la décocher, le moment le plus opportun. Si les groupes britanniques ont réveillé le blues et le rock tandis qu'ils se mouraient, de l'autre côté de l'Atlantique Dylan, lui, réactive le désir qu'avait eu en son temps Emerson : fonder une pensée authentiquement américaine, sans plus écouter "les muses raffinées de la vieille Europe", une pensée à la mesure, sauvage, rugueuse, de ce pays-continent.
Dans la gestion finale de sa propre légende que représente son Never Ending Tour, cette « tournée sans fin », Bob Dylan est devenu une sorte de M.Loyal de lui-même. Condamné à répéter dans les arènes du monde entier son propre mythe, comme Buffalo Bill et Sitting Bull achevant eux-aussi leur existence sur la cendrée des cirques, reproduisant à l’infini leurs hauts faits passés pour un public ravi bouffeur de pop-corn. Mais dans ce corps à corps avec la reprise infinie de tant de chansons légendaires, il y a toujours ce moment, souverain, où il parvient à tordre le cou à son propre mythe pour entrer dans la chanson comme s'il venait de la découvrir.
Pourtant à cet éternel demi-sourire qu’il laisse parfois entrevoir se devine autre chose. Jamais dupe de lui-même, Bob Dylan fait son démonstrateur à la Samaritaine tout en clignant de l’œil. Un final pop art, à la Warhol, s’inscrivant dans le moule pour mieux le faire éclater de l’intérieur. Les vraies révolutions n’ont l’air de rien. Lui ne s’est jamais affronté qu’à un seul et même adversaire : le temps . Le temps qui inverse le cours des situations, défaits les certitudes, emporte dans ses mouvements incessants toute idée de stabilité – ce temps qui au final vous plante son dard en plein cœur et passe son chemin comme si de rien n’était. De « Times they are a-changin’ » à « Modern Times » en passant par “Time out of Mind”, Bob Dylan nous fait toucher le vif, le vide du temps qui passe. On ne construit pas de lucidité sans en passer par là.
A paraître, Bob Dylan - une biographie (Albin-Michel), par François Bon
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article924